Science et psychologie. Réplique à Normand Baillargeon
s’est livré récemment, le 8 septembre dernier, à Pénélope McQuade, à son émission radiophonique Ici Première, sur le sujet coriace de la science. Il faut saluer cet exercice fort périlleux consistant à rendre accessible à monsieur-et-madame-tout-le-monde des notions philosophiques de haute voltige.
En
bon vulgarisateur, Baillargeon a relevé la tâche avec un certain brio. Tout n’était
pas parfait, loin de là, mais l’effort mérite d’être salué. Cela dit, je
souhaite ici réagir à son intervention en évoquant les faiblesses de sa défense
et illustration de la science.
Baillargeon
souligne d’emblée l’existence d’une pluralité de sciences, de sorte que le nom
« la science » peut prêter à confusion. Il distingue ensuite les sciences factuelles
des sciences formelles.
Question :
si la psychologie n’est pas une science formelle, comme la logique et les
mathématiques, serait-elle une science factuelle ? Quel est donc la
nature des « faits psychiques » ? Il va de soi que les états psychiques ou
mentaux, de nature « spirituelle » et non matérielle, sont difficilement
réductibles à des faits matériels. L’adepte du matérialisme affirmera que les
faits mentaux sont en dernière analyse des faits matériels.
Cyrille
Barrette, professeur émérite de biologie à l’Université Laval, adopte cette
position radicale. Par exemple, dans Aux racines de la science[1], il écrit : « La
science est absolument matérialiste. (p. 13). Un peu auparavant, Barrette
énonce son troisième credo de la science : « Tout ce qui existe dans l’univers est matériel ou découle de la matière.
» Et l’ex-professeur de biologie de qualifier que son credo matérialiste de
la science n’est que méthodologique, pas du tout ontologique ou métaphysique
(p. 16). Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que le credo scientifique n’est
pas un énoncé factuel, mais normatif, en tant qu’il guide la
méthodologie de la science. Ailleurs, Barrette écrit : « La science n’est
ni une idéologie, ni une doctrine, ni une religion, ni une politique, ni une
industrie, c’est n’est qu’une méthode. »[2]
J’aurais
aimé que Baillargeon enfourche l’énoncé de Barrette, car l’ex-professeur de
biologie énonce clairement ce que Baillargeon pense tout bas.
Or,
qui dit méthode, dit procédure, ordre, discipline, prudence, critique, etc.;
bref, conformité à l’« esprit » scientifique. Je mets entre guillemets le mot
esprit, puisque l’esprit se trouve méthodologiquement pour ainsi dire mis entre
parenthèse en science. En fait, le postulat fondamental de la méthodologie
scientifique est celui de « l’objectivité de la Nature. »[3]
La
norme objectivité est exigée. Ce n’est pas un énoncé factuelle, mais un énoncé
axiologique, indiquant donc une valeur, visant le bannissement de son contraire
en science, à savoir la détestable subjectivité.
Il
n’est donc surprenant, par ailleurs, que l’auteur de L’auto-défense
intellectuelle, n’est pas mentionné que la psychologie soit au cœur de la
science, autant des sciences pures que des sciences humaines. Car ce sont les
hommes qui font la science, qui pensent, qui jugent, qui analysent, etc. Aussi
la science est présentée comme étant parfaitement impersonnelle. Ce que dicte
la fameuse « raison » qui, depuis le Siècle des Lumières, est devenue la norme.
En fait, le scientifique ne pense pas au sens où c’est soi-disant la raison qui
pense pour lui. Il suit la raison – que lui prescrit la méthode scientifique.
C’est du moins, je pense, ce que cherche à exprimer Cyrille Barrette lorsqu’il
écrit que la science n’est qu’une méthode – pas une pratique, une
morale, ou une religion. La méthode scientifique plane pour ainsi dire dans un
ciel platonicien, libérée de tout préjugé, de tout préjudice, de toute
subjectivité, de tout affect; bref, de tout psychisme.
Ayons
toujours à l’esprit, le sous-titre du Discours de la Méthode de
Descartes : pour bien conduire sa raison et cherche la vérité dans les
sciences. On doit s’étonner ici de l’usage de l’adjectif possessif : «
sa raison...». Au fond, cela n’est pas si étonnant qu’il y paraît de
prime abord puisque, comme l’écrit Descartes à la toute première phrase :
« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée; car chacun pense en être
si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute
autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. »[4]
Contrairement
à ce qu’affirme Barrette, la méthode scientifique constitue bel et bien une
morale guidant vers la raison, source de la vérité dans les sciences. Il s’agit de bien
conduire sa propre raison. Descartes écrit encore : « Ce n’est pas assez
d’avoir l’esprit bon, mais le principal est l’appliquer bien. »
(je souligne)
Il
y a deux points ici à mettre en évidence : la psyché de chacun est douée
de raison; il s’agit de bien l’exercer. La science apparaît alors comme la moralité
du bien-penser. Par ailleurs, ce bien-penser prend sa source dans notre
esprit. En somme, pas d’homme, pas de science. Or, l’homme, comme le soutient
par ailleurs Descartes, est à la fois un esprit et un corps (matière). C’est le
dualisme cartésien. Un siècle plus tard, les Philosophes des Lumières bifferont
l’esprit pour ne conserver que la matière. D’où le matérialisme dans lequel
nous baignons depuis lors.
Le
psychologue des profondeurs, Carl Gustav Jung (1875-1961), a dénoncé le
matérialisme ambiant dans toute son œuvre. Il a cherché à rétablir le titre de
noblesse de l’esprit et de l’âme dans notre monde devenu adepte du
matérialisme. Pour lui, l’âme et le corps sont une seule et même chose. Il ne
fut pas dualiste comme Descartes. Il a cherché à réunir l’esprit et la matière,
et non pas à diviser comme le fit l’auteur du Discours de la Méthode.
Il
nous averti que le matérialisme, cette tentative délibérée de réduire l’esprit
à la matière, engendre une « ombre » dans la psyché collective en Occident,
funeste pour nous. Lorsque Descartes déclare victorieusement que les sciences
vont « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »[5], il annonce en réalité
les méfaits de la science et des technologies qui en découlent. Nous sommes
alors piégés dans cet « ombre » contemporaine. D’une part, le triomphe du Transhumanisme, portant aux nues les espoirs de la raison. De l’autre côté, nous
sommes livrés au Postmodernisme qui ne croit plus à la raison ainsi qu’à la
vérité. Pour nous sortir de ce trou béant, Jung encourageait la voie de la
réconciliation. Unir plutôt que diviser.
Jung
n’a pas voulu réconcilier l’esprit et la matière, mais il tenait pour certain
leur unité. Quoi qu’il en soit, il envisageait un irrationalisme qui, comme
ombre, allait émerger du triomphe du rationalisme. C’est le Postmodernisme.
C’est
ici que nous voyons enfin repoindre la sagesse qui fut trop longtemps banni par
la science. Normand Baillargeon, ainsi que ses condisciples, doit à revenir à
la sagesse. La science reste limitée.
[1]
Cyrille Barrette, Aux racines de la
science, Propos
d’un scientifique sur la philosophie de la science, Book-e-book, Sophia Antipolis, 2014, 84 pages.
[2]
Cyrille Barrette, Mystère sans magie. Science, doute et vérité : notre
seul espoir pour l’avenir. MultiMondes, 2006, p. 1.
[3]
Voir Jacques Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie
naturelle de la biologie moderne, Paris, Seuil, Points, 1970, p. 37.
[4]
René Descartes, Discours de la méthode, Paris, Vrin, 1999, p. 44.
[5] Discours
de la Méthode, Sixième partie, p. 127.

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