Science et psychologie. Réplique à Normand Baillargeon

Notre vie présente est dominée par la déesse Raison, qui est notre illusion la plus grande. C'est grâce à elle que nous avons 'vaincu la nature'.
Carl Gustav Jung, Essai d'exploration de l'inconscient.

L’un des intellectuels les plus adulés au Québec, Normand Baillargeon,
s’est livré récemment, le 8 septembre dernier, à Pénélope McQuade, à son émission radiophonique Ici Première, sur le sujet coriace de la science. Il faut saluer cet exercice fort périlleux consistant à rendre accessible à monsieur-et-madame-tout-le-monde des notions philosophiques de haute voltige.

En bon vulgarisateur, Baillargeon a relevé la tâche avec un certain brio. Tout n’était pas parfait, loin de là, mais l’effort mérite d’être salué. Cela dit, je souhaite ici réagir à son intervention en évoquant les faiblesses de sa défense et illustration de la science.

Baillargeon souligne d’emblée l’existence d’une pluralité de sciences, de sorte que le nom « la science » peut prêter à confusion. Il distingue ensuite les sciences factuelles des sciences formelles.

Question : si la psychologie n’est pas une science formelle, comme la logique et les mathématiques, serait-elle une science factuelle ? Quel est donc la nature des « faits psychiques » ? Il va de soi que les états psychiques ou mentaux, de nature « spirituelle » et non matérielle, sont difficilement réductibles à des faits matériels. L’adepte du matérialisme affirmera que les faits mentaux sont en dernière analyse des faits matériels.

Cyrille Barrette, professeur émérite de biologie à l’Université Laval, adopte cette position radicale. Par exemple, dans Aux racines de la science[1], il écrit : « La science est absolument matérialiste. (p. 13). Un peu auparavant, Barrette énonce son troisième credo de la science : « Tout ce qui existe dans l’univers est matériel ou découle de la matière. » Et l’ex-professeur de biologie de qualifier que son credo matérialiste de la science n’est que méthodologique, pas du tout ontologique ou métaphysique (p. 16). Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que le credo scientifique n’est pas un énoncé factuel, mais normatif, en tant qu’il guide la méthodologie de la science. Ailleurs, Barrette écrit : « La science n’est ni une idéologie, ni une doctrine, ni une religion, ni une politique, ni une industrie, c’est n’est qu’une méthode. »[2]

J’aurais aimé que Baillargeon enfourche l’énoncé de Barrette, car l’ex-professeur de biologie énonce clairement ce que Baillargeon pense tout bas.

Or, qui dit méthode, dit procédure, ordre, discipline, prudence, critique, etc.; bref, conformité à l’« esprit » scientifique. Je mets entre guillemets le mot esprit, puisque l’esprit se trouve méthodologiquement pour ainsi dire mis entre parenthèse en science. En fait, le postulat fondamental de la méthodologie scientifique est celui de « l’objectivité de la Nature. »[3]

La norme objectivité est exigée. Ce n’est pas un énoncé factuelle, mais un énoncé axiologique, indiquant donc une valeur, visant le bannissement de son contraire en science, à savoir la détestable subjectivité.

Il n’est donc surprenant, par ailleurs, que l’auteur de L’auto-défense intellectuelle, n’est pas mentionné que la psychologie soit au cœur de la science, autant des sciences pures que des sciences humaines. Car ce sont les hommes qui font la science, qui pensent, qui jugent, qui analysent, etc. Aussi la science est présentée comme étant parfaitement impersonnelle. Ce que dicte la fameuse « raison » qui, depuis le Siècle des Lumières, est devenue la norme. En fait, le scientifique ne pense pas au sens où c’est soi-disant la raison qui pense pour lui. Il suit la raison – que lui prescrit la méthode scientifique. C’est du moins, je pense, ce que cherche à exprimer Cyrille Barrette lorsqu’il écrit que la science n’est qu’une méthode – pas une pratique, une morale, ou une religion. La méthode scientifique plane pour ainsi dire dans un ciel platonicien, libérée de tout préjugé, de tout préjudice, de toute subjectivité, de tout affect; bref, de tout psychisme.

Ayons toujours à l’esprit, le sous-titre du Discours de la Méthode de Descartes : pour bien conduire sa raison et cherche la vérité dans les sciences. On doit s’étonner ici de l’usage de l’adjectif possessif : « sa raison...». Au fond, cela n’est pas si étonnant qu’il y paraît de prime abord puisque, comme l’écrit Descartes à la toute première phrase : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée; car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. »[4]

Contrairement à ce qu’affirme Barrette, la méthode scientifique constitue bel et bien une morale guidant vers la raison, source de la vérité dans les sciences. Il s’agit de bien conduire sa propre raison. Descartes écrit encore : « Ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est l’appliquer bien. » (je souligne)

Il y a deux points ici à mettre en évidence : la psyché de chacun est douée de raison; il s’agit de bien l’exercer. La science apparaît alors comme la moralité du bien-penser. Par ailleurs, ce bien-penser prend sa source dans notre esprit. En somme, pas d’homme, pas de science. Or, l’homme, comme le soutient par ailleurs Descartes, est à la fois un esprit et un corps (matière). C’est le dualisme cartésien. Un siècle plus tard, les Philosophes des Lumières bifferont l’esprit pour ne conserver que la matière. D’où le matérialisme dans lequel nous baignons depuis lors.

Le psychologue des profondeurs, Carl Gustav Jung (1875-1961), a dénoncé le matérialisme ambiant dans toute son œuvre. Il a cherché à rétablir le titre de noblesse de l’esprit et de l’âme dans notre monde devenu adepte du matérialisme. Pour lui, l’âme et le corps sont une seule et même chose. Il ne fut pas dualiste comme Descartes. Il a cherché à réunir l’esprit et la matière, et non pas à diviser comme le fit l’auteur du Discours de la Méthode.

Il nous averti que le matérialisme, cette tentative délibérée de réduire l’esprit à la matière, engendre une « ombre » dans la psyché collective en Occident, funeste pour nous. Lorsque Descartes déclare victorieusement que les sciences vont « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »[5], il annonce en réalité les méfaits de la science et des technologies qui en découlent. Nous sommes alors piégés dans cet « ombre » contemporaine. D’une part, le triomphe du Transhumanisme, portant aux nues les espoirs de la raison. De l’autre côté, nous sommes livrés au Postmodernisme qui ne croit plus à la raison ainsi qu’à la vérité. Pour nous sortir de ce trou béant, Jung encourageait la voie de la réconciliation. Unir plutôt que diviser.

Jung n’a pas voulu réconcilier l’esprit et la matière, mais il tenait pour certain leur unité. Quoi qu’il en soit, il envisageait un irrationalisme qui, comme ombre, allait émerger du triomphe du rationalisme. C’est le Postmodernisme.

C’est ici que nous voyons enfin repoindre la sagesse qui fut trop longtemps banni par la science. Normand Baillargeon, ainsi que ses condisciples, doit à revenir à la sagesse. La science reste limitée.



[1] Cyrille Barrette, Aux racines de la science, Propos d’un scientifique sur la philosophie de la science, Book-e-book, Sophia Antipolis, 2014, 84 pages.

[2] Cyrille Barrette, Mystère sans magie. Science, doute et vérité : notre seul espoir pour l’avenir. MultiMondes, 2006, p. 1.

[3] Voir Jacques Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Paris, Seuil, Points, 1970, p. 37.

[4] René Descartes, Discours de la méthode, Paris, Vrin, 1999, p. 44.

[5] Discours de la Méthode, Sixième partie, p. 127.

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