De la synchronicité
Un internaute m’a interpellé de manière, disons, musclée, parce que j’évoquais dans mon précédent billet le récit de Maisonneuve qui stoppa l’inondation qui allait détruire la nouvel établissement de Ville-Marie en plaçant une croix à la porte de l’établissement. J’ai évoqué alors le mot fatidique de miracle, et cela ne lui a pas du tout plu en ce sens que, selon lui, cela ramène à l’avant-plan les lubies de la religion catholique. Il n’hésite pas à me traiter de tous les noms malveillants, d’illuminé, de rétrograde, d’ennemi de la science.
Je
n’ai pas dit que la croix du mont Royal témoignait d’un miracle mais que
plusieurs parlent de « miracle » pour discréditer cette petit anecdote. Personnellement,
j’exècre le terme « miracle » qui est utilisé par les modernes pour désigner
cela qui contrevient aux lois de la nature. David Hume, entre autres, consacre
de longues pages pour discréditer la notion de miracle après celle de
causalité.[1] En effet, puisque, selon
le penseur écossais, la causalité n’est qu’une projection de l’esprit en tant
qu’habitude (accoutumance), le soi-disant miracle n’est compris que comme une
pure fantaisie de l’esprit humain.
Dans
la tradition chrétienne, on ne parle pas de « miracle » mais plutôt de « signe
» de Dieu par où Il se rend présent. Le « miracle » devient scandale aux yeux
des modernes, dont Hume en tête, car Dieu va à l’encontre de lois de la nature,
désormais bien établies par Newton un siècle auparavant. Or, Newton lui-même
était d’avis que les lois de la physique classique furent conçues par Dieu
lui-même. Les soi-disantes lois de la nature ne sont donc, selon Newton, que des
créations de Dieu, grand architecte de l’univers, et, à ce titre, révocables à Sa
convenance. Évidemment, on fera tout par la suite pour faire taire Newton, qui
passe par ailleurs pour l’un des pionniers de la science moderne, de la
physique classique en particulier.
Alors,
s’il s’agit d’un « signe de Dieu », de quoi s’agit-il au juste ? J’emprunterai
ici le concept de « synchronicité » mise au point par Carl Gustav Jung.
La synchronicité relie deux événements non-causaux l’un par rapport à l’autre
au moyen d’une coïncidence signifiante. La croix de Maisonneuve n’a pas causalement
stoppée la crue du fleuve. On n’a pas besoin de Hume pour nous apprendre que l’exhibition
d’une croix fait reculer les eaux. Aucune habitude (ou accoutumance)
n’intervient ici. Hume peut dormir sur ses deux oreilles.
Au
cœur de la science se trouve la notion de cause (et d’effet).
L’événement A cause celui de B lequel cause C, et ainsi de suite, dans un ordre
linéaire bien ordonné. Notre monde, l’univers dans lequel nous vivons, se
trouve régi par la relation mécanique de cause à effet. (Hume a mis en question
la notion de causalité comme étant une réalité dans l’univers. Mais c’est là
une toute autre histoire sur laquelle nous n’entrerons pas.) Or, il existe des relations
entre des événements qui ne sont pas causales. Par exemple, la position du
soleil se trouvant à tel endroit sur l’écliptique et l’incendie d’une maison. À
première vue, le soleil n’est pas la cause de l’incendie puisque, d’une part,
l’incendie eut lieu la nuit, et que la cause directe fut le tabagiste, un
fumeur s’endormi avec une cigarette.
La
science moderne expérimentale tient comme un fait avéré la relation de causalité
entre l’incendie de la maison (effet) et la cigarette échappée au lit (cause).
Il n’existe pas, il va de soi, de telle relation causale entre exhiber une
croix et constater le recul des eaux. Cela tient simplement de la pensée
magique et, donc, pas du tout de la science. D’où l’invective de mon
interlocuteur m’incriminant de propager la pensée magique, encourageant ainsi
l’ignorance d’où s’abreuve la religion. Ce genre de discours condamnateur est
bien ancré dans nos mentalités modernes et ce, depuis le Siècle des Lumières.
La
valeur suprême promue par la science moderne expérimentale est celle de l’objectivité,
celle des faits, c’est-à-dire en somme des relations de causalité
observables. La subjectivité est à proscrire. Les croyances personnelles vont à
l’encontre de l’objectivité. Il faut s’en défaire à tout prix. De sorte que, ce
qui compte, ce sont les relations entre les événements du monde réel, factuel,
ce qui conduit à la position de principe fondamental que tout dans l’univers
n’est que matière, l’esprit n’étant qu’une illusion.
Jung
était parfaitement conscient de ces questions de métaphysiques fondamentales
tissant le fil conducteur de la science. Ce fil conducteur étant le
matérialisme. Tout ne serait que matière. Psychologue, Jung se voyait en
quelque sorte disqualifié car son travail clinique concernait l’esprit humain
et son traitement. Sa rupture avec Freud se comprend dès lors puisqu’à la différence
de Freud, son mentor, il ne nia pas la réalité de l’esprit. Alors, la question
se posa à lui de relier l’esprit et la matière. Cela est central à la démarche
de Jung. Aussi, au plan de la psychologie collective, Jung constata une dissociation
entre la matière et l’esprit dans la civilisation occidentale, et toute son
entreprise consista de rétablir leur unité.
Si
l’on prend au sérieux l’unité de la matière et de l’esprit, comme le fit Jung,
alors ce que l’on dit de l’un on doit le dit de l’autre. Par conséquent, si
l’esprit humain est constitué par un Soi intégrateur, permettant
l’individuation, la réconciliation, au lieu de la dissociation, c’est qu’il
faut donc dans la matière un tel principe unificateur. C’est dire que la
matière n’est pas une chose inerte, qui soit sans but, sans finalité.
Cela
signifie que l’univers ne doit plus être envisagé comme une mécanique sans but,
sans direction, dénuée de sens, ce dont la science moderne s’est fait l’écho. Cela
s’appelle la conception mécaniciste de l’univers remontant à Descartes voyant
dans la nature qu’une Machine.
Revenons
à la synchronicité. Je pourrais citer des tas d’exemples personnels de
phénomènes de synchronicité. Entre autres le suivant. Je ramasse le métal jeté
aux déchets pour l’expédier au recyclage. Un jour, je tombai sur une objet
métallique cruciforme, tige horizontale traversée par une tige verticale.
Immédiatement, je compris le sens de la croix du Christ : recycler
l’humanité. Mon geste de ramasser la pièce métallique cruciforme eut au même
moment un sens symbolique universel. En réalité, je « ramassais » un archétype.
L’archétype intemporel faisait donc irruption dans le temporel.
J’imagine
mon interlocuteur me répondre : « Il ne s’agit que d’une simple
coïncidence à laquelle tu as donné un sens. » - Je veux bien. Mais moi,
croyant, catholique pratiquant, cette coïncidence est hautement signifiante.
Ce n’est pas qu’une simple coïncidence mais une coïncidence signifiante.
Voilà la synchronicité. C’est un phénomène alliant la matière et l’esprit de
manière interreliée et indissociable.
Pour
mon interlocuteur, il s’agit d’un ajout, d’une interprétation à un événement
strictement matériel, donc dénué de sens. Pour moi, ainsi que pour Jung, il
s’agit à la fois d’un événement physique et spirituel. L’un ne va jamais sans
l’autre. Il n’y pas de matières sans forme, enseignait jadis Aristote.
Maisonneuve
n’a pas exhibé que deux madriers formant une croix. Il exhiba une croix. La
croix salvatrice. Cette structure cruciforme comportait un sens, celui de la
réconciliation de la nature avec l’homme, de la matière et de l’esprit.
Le
moi conscient ne voit qu’une structure matérielle. Il voit le doigt qui pointe
mais ne regarde pas la direction indiquée par le doigt. Le Soi, de son côté, voit
la direction : il voit un rassemblement de l’horizontal et du vertical,
une réunion, celui du ciel et de la terre, des hommes avec Dieu. En fait,
lorsqu’on se hisse au niveau du Soi, supérieur et transcendant au petit moi, la
perspective s’élargit et s’agrandit.
En
somme, la science moderne, c’est la bonne conscience du petit moi conscient. Et
nous sommes ratatinés dans ces limites déplorables. Il se crée alors ce que
Jung a appelé une « ombre », un besoin spirituel qui fait dans l’irrationnel où
tout n’a plus aucun sens. Déjà l’existentialisme en fut l’expression.
Aujourd’hui, le postmodernisme en a repris le funeste flambeau.
Revenons
pour terminer à notre exemple des causes de l’incendie. D’une certaine manière,
le soleil est impliquée dans la série lointaine des causes indirectes de
l’incendie. Le tabac, par exemple, provient de plantes qui croissent grâce à la
lumière solaire. Le bois de la maison aussi, les tissus, et ainsi de suite.
Nous arrivons de la sorte à une conception du monde où tout est interrelié.
Comme le dit Jung, le monde est « un », où la matière et l’esprit ne font
qu’un. La croix de Maisonneuve implique cette conception de l’univers comme
totalité unifiée. C’est le holisme. Au contraire, la science moderne est
« analytique » : elle cherche à expliquer la totalité à partir des
parties. Le holisme, la totalité, quant à lui, explique les parties par leur
intégration à la totalité.
À suivre
[1] David Hume, Enquête sur l’entendement humain, Section X, Paris, Flammarion, 1983.
Bon texte Jean, j'adhère totalement à ce que tu as écrit surtout sur Jung.
RépondreEffacer( Y a t'il synchronicité si Jung et moi sommes nés un 26 juillet ?)😉