Genrisme et inconscient collectif
La théorie du genre a actuellement le vent dans les voiles. La philosophe américaine, Judith Butler dans, entre autres, Trouble dans le genre (1990)[1], a lancé un réquisitoire percutant justifiant la notion de « genre » (gender) visant à établir une réalité sociale au-delà de la réalité biologique des sexes mâles et femelles.
Dans
ce réquisitoire, il est toujours question de l’impact de la société sur la
conception que les gens se font d’eux-mêmes. Comme si l’empreinte de la société
était incontournable, de telle sorte que la personne est toujours foncièrement sociale. Je suis en total désaccord avec cette thèse.
Dans
Émile ou de l’éducation, Jean-Jacques Rousseau écrit : « Il faut
étudier la société par les hommes, et les hommes par la société... »[2] La psychologie sociale n'adhère pas à cette thèse. Pour elle, l’individu n’est qu’un jouet au service de la
société. « La sociologie... insiste sur l’importance de la collectivité face au
comportement et aux attitudes de l’individu. L’être humain est social; alors,
les sociologues examinent scientifiquement ses rapports avec les autres êtres
humains. »[3]
Le
mot de Rousseau est sagesse car il engage à une dialectique entre l’homme et la
société : si la société détermine l’homme, ce dernier détermine par
ailleurs la société. La psychologie sociale, pour sa part, demeure
unilatérale : la société détermine l’homme, point à la ligne.
La
psychologie des profondeurs élaborée par Carl Gutav Jung (1875-1961) va dans le sens de
Rousseau. Certes, la société influence l’individu, mais celui-ci influence à
son tour la société. Il s’agit d’un rapport de réciprocité. Mais la psychologie
sociale ne l’entend pas de cette manière. Pour elle, l’individu n’est qu’un
pion que la société détermine à sa guise. L’homme ne serait qu’une plaque de cire
vierge à sa naissance, son histoire personnelle venant dessiner sa personnalité
sur ladite plaque. L’homme n’est donc qu’une plaque de cire sur laquelle la
société imprime ses diktats. C’est le mythe épistémologique de l’empirisme. (Le
terme empirisme vient du grec empèria, expérience.)
La
théorie du genre – le genrisme – adopte l’épistémologie empiriste
soutenant que toute expérience est foncièrement de nature sociale. Rien
n’existe au-delà de la société. Or, qu’est-ce que la société sinon l’ensemble abstrait
des individus – des citoyens – qui la compose ?
Du
côté de la psychologie des profondeurs de Jung, l’inconscient collectif joue le
rôle en un sens de la société. Il s’agit plus précisément d’une histoire qui
laisse des traces indélébiles dans l’inconscient de chacun. Ce que Jung a baptisé d’anima
et d’animus. L’homme possède en lui une part de l’âme féminine, l’anima.
De son côté, la femme possède une part masculine, l’animus. Cela remonte
à la nuit des temps. Impossible d’oblitérer l’un ou l’autre, l'anima et l'animus. La Bible, dans la Genèse, raconte cette réalité incontournable de l’union
de l’homme et de la femme, d’Adam et d’Ève, Ish et Isha. Ève est partie
prenante d’Adam, la chair de sa chair, l’os de ses os. L’anima dérive d’animus,
et inversement. Les deux se complètent. Si l’homme développe davantage son anima,
il a tendance à s’efféminer. Inversement, si la femme développe davantage son animus,
elle peut se passer de l’homme. Il s’agit donc d’un équilibre à réaliser entre anima
et animus.
Un
transgenre revendique la part féminine – ou masculine – en lui ou elle. Il /
elle se sent plus femme qu’homme, bien que son sexe soit masculin.
Inversement : il /elle se sent plus femme qu’homme, bien que son sexe son
celui d’une femme. Dans chaque cas, il s’agit d’un sentir. Donc, d’une
impression, d’une perception.
D’après
le genrisme, cette perception se trouve reliée à la culture ambiante régnant
dans la société. D’après Jung, il s’agit plutôt d’un archétype.
L’archétype réside dans l’inconscient collectif. Ce n’est pas une entité
consciente, mais inconsciente. C’est une réalité inconsciente et, à ce titre,
elle possède une certaine force.
L’archétype
est symbolique dans toute l’acception du terme. Du grec, sumbolon,
signifie littéralement « jeter [bolè] ensemble [sun] ». On lit
ceci dans Trésors des racines grecques :
Lorsqu’un Grec
voyageait dans une cité étrangère, il pouvait se faire admettre dans une
famille amie de la sienne en présentant la moitié d’un objet dont le maître de
maison possédait l’autre moitié. Le sumbolon, dont est tiré symbole,
était donc un signe de reconnaissance.[4]
Signe
de reconnaissance, d’appartenance, donc. D’où, par exemple, le Symbole
des Apôtres, c’est-à-dire le Je crois en Dieu, prière centrale exprimant
les principaux points de la doctrine chrétienne.
Le
symbole, par conséquent, nous parle. Il traduit une réalité de l’inconscient
collectif. Étudions succinctement le symbole de la croix.
Au
Québec, le crucifix accroché au mur de l’Assemblée nationale a fait récemment
couler beaucoup d’encre. On l’associe, évidemment, à la religion chrétienne
catholique. Une majorité de Québécois y ont vu une détestable atteinte portée à
la laïcité de l’État. Appelons cela le signe social du catholicisme qui
a régné en roi et maître jusqu’à la Révolution tranquille. Mais ce signe social
n’épuise pas, loin de là, le symbole riche de sens de la croix. Qu’on se rapporte
par exemple au Dictionnaire des Symboles[5] à l’entrée « croix
». On y lit en autres choses :
La croix a...une
fonction de synthèse et de mesure. En elle se joignent le ciel
et la terre... En elle s’entremêlent le temps et l’espace. Elle est le cordon ombilical
jamais tranché du cosmos relié au centre originel. De tous les symboles, elle
est le plus universel, le plus totalisant, médiateur, de celui est par nature
rassemblement permanent de l’univers, et communication terre-ciel, de haut en
bas, et de bas en haut.
En
fait, le symbole est une source inépuisable de sens. Évidemment, le
christianisme a prodigieusement enrichi le symbole de la croix que l’on retrouve un peu partout
dans toutes les cultures et au travers de l’histoire humaine. Le Christ crucifié
veut rassembler les hommes et Dieu. Si le mot religion, venant du latin religare,
signifie relier, on comprend fort bien que la croix soit au centre de la religion
chrétienne. C’est le symbole par excellence de l’union terrestre et céleste.
Constatons
donc que le symbole de la croix transcende pour ainsi dire le signe social qu’il
eut ici au Québec avec une Église triomphante. En fait, le sens que la vaste
majorité des Québécois donne de la croix ratatine les symbole en le réduisant à
sa dimension sociale, parfaitement extérieure au sens propre du symbole qu’il
représente.
Dans
la psychologie jungienne, les symboles se trouvent réenchantés. La plénitude de
leur sens permet d’éclairer nos vies individuelles et de nous libérer de nos
entraves, de nos blessures, de nos faiblesses.
En
décembre 1642, les eaux menacèrent le petit établissement de Ville-Marie, qui
deviendra plus tard Montréal. Paul Chomedey de Maisonneuve planta alors une
croix au limite de l’établissement, suppliant le ciel de freiner l’inondation.
Il promet aussi d’ériger une croix sur le mont Royal si sa prière est exaucée.
Le matin du 25 décembre, jour de la Noël, le niveau du fleuve baissa. Le 6 janvier
qui suivit il tint sa promesse. Depuis ce jour, la croix apparaît toujours sur
le mont Royal, et ce grâce à la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal qui installa
en 1874 une grande croix.
Évidemment,
les rationalistes poufferont de rire devant ce soi-disant récit miraculeux.
Dans notre monde moderne rationaliste, en effet, tout doit être soumis au
tribunal de la Raison. Jung s’est efforcé pour sa part de réhabiliter les
droits de l’esprit humain sur la Raison. Car, au fond, cette déesse qu’est la
Raison n’est qu’une pauvre et misérable servante du pôvre petit moi conscient.
À
la suite de Freud, Jung a révélé la réalité spirituelle incontournable de l’inconscient.
Pour un rationaliste, il y a là une inadmissible illusion. Car un rationaliste
est aussi un matérialiste, au sens où tout dans l’univers se réduit à la
matière. L’esprit n’est donc qu’une chimère réductible à l’activité électrique,
chimique et physique. De la sorte, les neurosciences ont le vent dans les
voiles aujourd’hui.
Dans
la psyché de chacun, outre la vaste mer de l’inconscient, émergent des
archétypes. Anima et animus en sont des exemples. Anima
est chez l’homme la part féminine en lui; animus, la part masculine chez
la femme. Chacun s’attire l’un et l’autre en vertu de ces forces inconscientes.
Pour ma part, j’ai toujours eu de la difficulté à comprendre pourquoi une femme
pouvait être amoureuse d'un homme. Aussi, j’éprouvais de la difficulté à
comprendre l’homosexualité. C’est que j’avais développé fortement mon anima,
de sorte que j’étais au fond une femme dans un corps d’homme. Un peu plus et j’aurais
voulu être une femme.
C’est
là le drame des transgenres. Ils sont victimes de l’inconscient, en particulier
de l’anima ou de l’animus en eux. Ce ne sont pas des stéréotypes
sociaux qui les dirigent et qui les galvanisent, mais plutôt des entités
inconscientes sous forme d’archétypes.
Il
y a une grande vérité dans le genrisme : la réalité biologique des sexes ne
va pas sans une représentation de soi, soit comme anima, soit comme animus,
et inversement pour l’autre.
Cela
confirme ce que Aristote enseignait : toute matière est indissociable d’une
forme. L’erreur des modernes, c’est de croire que la matière est distincte de
toute forme. Aussi, l’esprit est indissociable de la matière.
[1]
Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de
l’identité, Paris, La Découverte, 2005.
[2]
Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, Paris, Folio /essais,
Gallimard, 1969, p. 360.
[3] Individu
et société, par Claire Denis, David Descent, Jacques Fournier, Gilles
Millette, Montréal, McGraw-Hill, 1991, p. 25.
[4][4]
Jean Bouffartigue et Anne-Marie Delrieu, Trésors des racines grecques,
Paris, Bellin, 2008, p. 238.
[5]
Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles. Mythes, rêves,
coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Robert Laffont
et Éditions Jupiter, coll. Bouquins, 1982, p.318-326.

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