Le rêve de Darwin
D’emblée,
je tiens à dire que je ne suis pas biologiste de formation. Je n’ai même pas lu
d’un couvert à l’autre L’Origine des espèces (OE) de Charles Darwin.
Désolé de le dire de manière aussi sèche, mais ce genre d’écrit ne m’emballe
pas le moins du monde. J’aime la philosophie, malheureusement je ne trouve rien
de philosophique dans OE. Sauf, sans doute, la dernière page, laquelle, comme
on le sait, fut ajoutée lors de la deuxième édition d’OE afin d’atténuer le
malaise des croyants.
Je cite deux passages de la fameuse dernière page d’OE.
... comme la
sélection naturelle n’agit que pour le bien de chaque individu, toutes les
qualités corporelles et intellectuelles doivent tendre à progresser vers la perfection.[1]
Puis,
cette avant-dernière phrase :
N’y a-t-il pas une
véritable grandeur dans cette manière d’envisager la vie, avec ses puissances diverses
attribuées primitivement par le Créateur, à un petit nombres de formes, ou même
à une seule ?
Provenant
d’un non-philosophe, soulevant pourtant de profondes questions fondamentales,
métaphysiques et religieuses, ces deux citations intriguent. Le philosophe de
la biologie, Michael Ruse s’est sérieusement[2] penché tout au long de sa vie
sur l’évolutionnisme de Darwin, en particulier sur le thème du « dessein » (design).
En 2018, Ruse fit paraître un essai remarquable sur le sujet, On Purpose.[3] Ce thème obsède le
philosophe, et pour cause, car il joue un rôle essentiel dans la pensée de
Darwin.
Darwin
est incontournable dans l’histoire moderne des idées, en ce qu’il est le
premier à mettre sérieusement en question la thèse biblique suivant laquelle toutes les
espèces vivantes furent créées par Dieu, telle que relaté dans le premier chapitre
de la Genèse, la fameuse création du monde en 6 jours. Cette thèse de Darwin,
pourfendant la création des espèces à l’origine, me laisse de glace. Bien que
je sois chrétien, je ne suis pas « fondamentaliste » ou littéraliste. Ces
premiers versets bibliques ne sont pas historiques, surtout pas scientifiques, mais symboliques visant à
révéler la présence de Dieu dans l’histoire des hommes. Les ennemis jurés de
Darwin sont donc surtout les fondamentalistes religieux chrétiens prenant au
pied de la lettre le texte biblique. C’est pour eux que Darwin ajouta la
dernière page de OE pour sa seconde édition.
D’après
Michael Ruse, s’il porta atteinte à une croyance biblique, Darwin est toujours
demeuré « finaliste » ou téléologiste dans l’âme. Comme le feront par la suite
ses épigones, dont Richard Dawkins, Darwin n’a jamais remis en question sa foi
en la finalité dans la nature. Dans le premier chapitre de Science and
Spirituality[4],
ayant pour titre, « The World as an Organism », Ruse montre que Darwin a
toujours souscrit à la métaphore suivant laquelle le monde dans son ensemble ressemble
à un organisme vivant. Citons à ce propos Ruse :
La chose que
Charles Darwin a accompli parmi toutes les autres dans OE c’est d’expliquer
(tenter d’expliquer, si vous le voulez) l’apparent dessein (the desinglike
nature) du monde vivant. Les mains, les yeux, les dents, le nez, les
feuilles, l’aboiement, les racines, ont l’apparence d’un dessein (are all as
if designed). Parce que j’ai des mains, des yeux, ainsi que des dents, et
ainsi de suite, je puis mieux m’en sortir dans la lutte pour la survie. Je puis
survivre et mieux reproduire. Je suis sélectionné par la nature. Cela nous
conduit directement à ce que j’appelle une racine métaphorique dans la biologie
évolutionniste de Darwin : la métaphore sous-jacente qui donne sens au
sujet. C’est la métaphore du monde comme organisme conçu à cette fin. Il se peut
qu’il soit littéralement conçu (designed) par Dieu, mais cela n’est pas
l’enjeu dans la biologie darwinienne. La nature apparaît comme si elle
est conçue selon un dessein – véritablement pas conçu de la sorte, mais
apparaissant ainsi en vertu de la sélection naturelle. Toute chose se trouve
dominée par cette métaphore; ou si vous préférez, impliquée par cette
métaphore.[5]
Donc,
la fameuse notion de sélection naturelle, qui fit la gloire de Darwin,
n’intervient que pour rendre compte des finalités téléologiques dans la nature,
finalité à laquelle Darwin a toujours souscrit.
Comme
le font bon nombre d’intervenants dans ce débat complexe, distinguons finalité externe
de finalité interne. Dans le premier type de finalité, l’externe, la
finalité provient de l’extérieur, De Dieu en particulier. Dans le second type de
finalité, l’interne, l’essence de la nature est indissociable de la
finalité. S’il est vrai, comme l’écrit Aristote entre autres dans Les
parties des animaux (IV, 11, 691b) que « La nature ne fait jamais rien
en vain. », la finalité aristotélicienne demeure interne à la
nature. D’après Ruse - et il a parfaitement raison à mon avis sur ce point -,
Darwin a toujours souscrit à cette métaphore de la finalité internaliste de la
nature. L’originalité de Darwin aura été d’expliquer ce téléologisme implicite au
moyen de la sélection naturelle.
Par
conséquent, nous avons donc affaire ici à deux métaphores: 1) la nature est un
organisme et, à ce titre, elle a une finalité; 2) la sélection naturelle,
expliquant le mécanisme téléologique de la première métaphore.
Il
convient toujours de se rappeler que, contrairement à un chrétien comme Thomas
d’Aquin, qui s’alimentera chez Aristote, le monde est éternel : il n’a pas
été créé par un Dieu unique. Certes, le Premier Moteur Immobile est un être
vivant incorporel, pur esprit; donc, pur acte. Il engendra toutefois la Nature
(phusis) qui, elle, est mobile, en mouvement. La nature est mue par un
principe interne finaliste, téléologique. Darwin a toujours souscrit
implicitement au finalisme interne qu’Aristote enseignait.
Par
conséquent, Darwin n’apporte rien de nouveau que nous sachions depuis Aristote.
Comme l’écrit Ruse : « Le monde – la nature – n’est pas un système
aveugle, mais quelque chose (bien que non directement lié à l’intelligence)
s’efforçant d’aller vers le mieux, d’aller vers le mieux possible. »[6]
De
son côté, Aristote écrit au tout début de L’éthique à Nicomaque :
Tout art et toute
investigation, et pareillement toute action et tout choix tendent vers quelque
bien, à ce qu’il semble. Aussi a-t-on déclaré avec raison que le Bien [Agathon]
est ce à quoi toutes choses tendent.
Avec Darwin, donc, on ne quitte nullement
le terrain du téléologisme.
Ce
sont les successeurs de Darwin, dont Richard Dawkins en tête de liste, qui rejetteront
catégoriquement le finalisme. Richard Dawkins est tenu comme le prince entre
tous des pourfendeurs des croyances religieuses sur la base de l’évolutionnisme
darwinien. On le surnomme d’ailleurs le rottweiler
de Darwin. Lui-même ferait partie de ce qu’il désigne comme les brights, les brillants bien-pensants de
ce monde, qui n’ont pas à s’excuser d’êtres athées, car « l’athéisme », écrit
Dawkins dans The God Delusion (2006),
son œuvre-phare (traduit en français sous le titre Pour en finir avec Dieu (Laffont, 2008)), « est presque toujours la
marque d’une saine indépendance d’esprit et, à vrai dire, d’un esprit sain. ».
Les pauvres blafards croyants comme moi seraient donc des débiles. L’insulte
toutefois me coule comme sur une pelure de banane.
Mais
lisons ce passage de Dawkins tiré de cet autre essai intitulé Fleuve de la vie.
Dans un Univers où
les acteurs sont des forces physiques aveugles et la réplication génétique,
certains vont souffrir, d’autres auront de la chance, et il n’y aura ni rime ni
raison à cela, ni aucune justice. L’Univers que nous observons a exactement les
propriétés auxquelles on peut s’attendre s’il n’y a, à l’origine, ni finalité,
ni mal, ni bien, rien que de l’indifférence aveugle et sans pitié.
Ainsi que le dit A.E.
Housman, poète malheureux :
Car la Nature,
nature sans cœur, sans esprit,
Ne sait, ni n’a
cure.
L’ADN ne sait, ni
n’a cure. L’ADN existe, simplement. Et nous dansons sur sa musique.[7]
Je
passe rapidement sur cette citation en soulevant seulement une question :
si tout est dénué de finalité, comme le clame Dawkins, alors à quoi sert-il de
le dire haut et fort ? Pour permettre aux gènes de se reproduire à qui
mieux-mieux ? Si oui, n’est-ce pas là une finalité ? Dawkins est nul doute
intelligent, mais absolument pas un philosophe.
La
citation de Dawkins ressemble à ce passage de Bertrand Russell, d’un texte
datant de 1904, Profession d’un homme libre :
Que l’Homme soit
le produit de causes qui ne prévoyaient nullement la fin qu’elles accomplissaient;
que son origine, son développement, ses espoirs et ses peurs, ses amours et ses
croyances, ne soient rien d’autre que le résultat de collisions accidentelles
d’atomes; qu’aucun feu, aucun héroïsme, aucune intensité de pensée et de
sentiment ne peuvent préserver une vie individuelle de la tombe; que tous les
travaux des âges, toute la dévotion, toute l’inspiration, tout l’éclat de midi
du génie humain soient destinés à disparaître dans la vaste mort du système
solaire, et que le temple entier de la réalisation de l’Homme doive
inévitablement disparaître sous les décombres d’un univers en ruines (toutes
ces choses, si elles n’échappent pas à la discussion, sont néanmoins si proches
de la certitude qu’aucune philosophie qui les rejette ne peut espérer tenir
debout). Ce n’est que sur l’échafaudage de ces vérités, sur le fondement ferme
du désespoir inébranlable, que l’habitation de l’âme peut désormais être bâtie
en toute sécurité. Tel est dans ses grandes lignes, mais bien plus dénué de
finalité, plus vide de sens, le monde que la Science présente à notre croyance.[8]
Depuis
Darwin, un long chemin semble avoir été parcouru et, à mon humble avis, pas dans la
bonne direction. (De toute façon, si l’on en croit Dawkins, il n’y a plus de « bonne
» ni de « mauvaise » direction, sauf peut-être pour la réplication des gènes.)
J’ai
dit que je ne souhaite pas m’attarder au rottweiler de Darwin, car le sens
philosophique lui échappe totalement. Pour Darwin, le questionnement était
profond. Darwin lui-même réalisa l’inconcevable béance que sa théorie entraîne en
ce qui concerne la vérité. Dans une lettre datant du 3 juillet 1881, adressée à
l’auteur d’un livre intitulé Le Credo de
la science, Darwin y confesse alors un doute qui le tenaille sur la
question du « finalisme » de la théorie de l’évolution.
Mais
alors avec moi le même horrible doute surgit toujours : les convictions de
la pensée de l’homme, qui s’est développée à partir de la pensée des animaux
inférieurs, ont-elles une valeur quelconque, méritent-elles aucune confiance ?
Qui voudrait prêter confiance aux convictions de la pensée d’un singe, s’il y a des
convictions quelconques dans une pensée de ce genre ?[9]
En
effet, si la pensée animale s’adapte tant bien que mal selon les circonstances,
alors qu’elle garantit avons-nous de la véracité d’une pensée qui ne vise que
l’adaptation, et non la vérité, dans la lutte pour la survie ? L’utilité en vue
de l’adaptation devient le critère ultime de la vérité. Le darwinisme ne
serait-il rien d’autre que la résultante d’une pensée adaptative au gré des
circonstances environnementales ?
II
Abordons
à présent ce que je désigne comme étant le « rêve » de Darwin en faisant appel
à la psychologie des profondeurs de Carl Gustav Jung (1875-1961). Michael Ruse
n’aborde pas cette dimension de son auteur favori. Sans doute que la
psychologie des profondeurs de Jung répugne à la discussion philosophique. Pas
pour moi, bien au contraire. Car la pensée d’un philosophe ou d’un penseur n’émerge
pas soudainement, comme le lapin dans le chapeau du magicien. Il y a, en somme,
des conditions préalables à la pensée, et ces conditions sont celle de l’inconscient
collectif.
Dans
« Connaissance et création »[10], Jung énonce une banalité
qui n’en est absolument pas une : Qui en science énonce et pense ?
Le scientifique a tendance à disparaître derrière sa démarche et ce, au nom de
la fameuse objectivité qui tient lieu de postulat en science. La science se
veut impersonnelle et objective, éloignée de la subjectivité du penseur. C’est
bien sûr le cas entre autres de Charles Darwin, maître incontesté de la pensée
scientifique moderne.
Là-dessus,
déjà la science dévoile son archétype solaire : celui de la Raison chassant
les ténèbres de la subjectivité. Passons.
Je
ne sais pas qui est Darwin. Je n’ai pas lu sa biographie.[11] L’inconscient personnel
de l’auteur de L’Origine des espèces m’échappe donc. Toutefois,
l’inconscient collectif auquel la pensée de Darwin se rattache reste
accessible. Cet inconscient collectif passe par l’ancienne mythologie grecque ayant marquée la pensée occidentale après l'effrondrement de l'empire romain.
Ruse,
on l’a vu, soutient que Darwin adhère à la métaphore du monde comme
organisme. On songe immédiatement à la déesse Gaïa, la Terre-mère des Grecs
primitifs.
D’après
Hésiode, dans la Théogonie, au commencement était Chaos, les ténèbres
couvrant la Terre de son ombre opaque. C’est Nuit (Nix), la déesse des
ténèbres, née de Chaos son père. Terre-Gaïa fut aussi engendrée par Chaos.
Terre-Gaïa engendra pour sa part Ouranos, le Ciel. La mère et le fils
copulèrent. Mais Ouranos détestait ses enfants. Il les chassa en les enfermant
dans la profondeurs de la Terre. Gaïa en gémit d’horreur, puis tira de son sein
l’acier éclatant pour en fabriquer une faucille acérée. Seul Chronos, l’un de
ses enfants, accepta de castrer le membre viril d’Ouranos constamment enfoui
dans le vagin de Gaïa, obstruant ainsi la sortie des enfants emprisonnés dans
le ventre maternelle. Une fois châtrée, Ouranos se dégagea alors de Terre-Gaïa,
ce qui marqua depuis lors la création de la Terre et du Ciel, l’un opposé à l’autre. Gaïa a
une valeur souterraine, obscure et inférieure. Au contraire, le Ciel, là où le
Soleil expose ses rayons lumineux, possède une valeur positive, masculine (car,
chez les Grecs, le mâle à préséance sur la femelle).
Voilà, l’essentiel de ce qu’il nous faut pour comprendre l’inconscient collectif qui fut celui de Darwin et qui fait toujours partie du nôtre - malgré le fait que, consciemment, nous ayons rejeté toute mythologie ainsi que toute religion.
À
l’évidence, le mythe ressemble à un rêve. Il paraît irrationnel comme l’est un
rêve. Mais il recèle une sagesse, un savoir auquel le pauvre petit moi
conscient, limitée par son étroite raison, n’a pas accès. Dans la psychologie
des profondeurs de Jung, par opposition à la psychologie superficielle, ce
n’est pas le moi (Ich) qui soit en mesure de comprendre le sens du
message du rêve mais le Soi (das Selbst). Par ailleurs, bien que le Soi
évoque constamment des archétypes, ceux-ci se modulent au cours de l’histoire.
C’est ainsi que l’archétype de Dieu s’est d’abord révélé chez nos lointains
ancêtres par l’astre solaire. L’archétype s’est implanté dans l’inconscient
collectif chez nos ancêtres par des émotions numineuses (sacrées) gravitant
autour de : force invisible, puissance créatrice ou destructrice, énergie
vitale éternelle, etc. Zeus, maître incontesté de l’Olympe, manipule la foudre.
La création biblique montre un Dieu unique qui surplombe tout et qui engendre
par sa Parole toute-puissante tout l’univers. Du jamais vu dans l’histoire de
l’humanité.[12]
Reste que c’est toujours le même archétype divin qui est à l’oeuvre. Ainsi
Jésus Christ parlera de Dieu comme d’un Père. Autre transformation du
même archétype qui a fait fortune em étant à l’origine du christianisme.
Le
monde conçu comme un organisme vivant est aussi vieux que l’Homo sapiens.
Platon ainsi que son élève Aristote parvinrent à le formuler et à le soumettre
à l’examen philosophique. Eux-mêmes le tirèrent de la mythologie qui avait
cours chez eux.
Charles
Darwin, comme tous les autres par la suite, n’échappent pas à l’archétype de
l’Organisme vivant, bien qu’à son époque l’archétype subisse une transformation
importante : de vivant organique, il devient machine. C’est principalement
Descartes qui est à l’origine de ce tournant. Tout comme le corps humain, le monde,
la nature, selon Descartes, n’est qu’une immense machine. Un siècle plus tard,
Julien Offroy de la Mettrie (1709-1751) publiera son œuvre-phare : L’Homme-machine.
Enfin, dans sa critique de l’argument du dessein, le David Hume des Dialogues
sur la religion naturelle (1779) revampera l’argument téléologique en
supposant que le monde n’est qu’une machine constituée de sous-machines bien
ajustées. Enfin, dans notre mythologie inconsciente, Terminator ne peut
être qu’une machine immortelle.
Bref,
nous avons bien enraciné dans notre inconscient collectif Gaïa la Terre-mère,
Mère-Nature. Les écologistes d’aujourd’hui la redécouvrent.
Quoi
qu’il en soit, dans la récit mythologique de Gaïa, il y a trois éléments à prendre en compter: 1) Gaïa, la Terre, est la Mère de tous les vivants; 2) Ouranos, son
fils, le Ciel, n’a de cesse de forniquer incestueusement, du moins avant que
Chronos le châtre; 3) la vie paraît indissociable de la violence et de la mort.
Ce dernier élément est central chez Darwin : la lutte pour l’existence
est cruelle, mais incontournable. À cet égard, Chronos, le Temps, acquiesçant à
la demande de sa mère de se débarrasser de son père, signifie que la lutte pour
l’existence demande du temps, l’engendrement des espèces prenant un temps
considérable.
Le
rêve de Darwin est le mythe cosmologique grecque de la naissance (création?) de
la Terre et du Ciel.
En
guise d’exergue, j’ai affiché cette citation de Darwin.
Platon... dit dans Phèdre que nos
‘idées imaginaires’ proviennent de la préexistence de l’âme, et ne découlent
pas de l’expérience. – lisons ‘singes’ en lieu et place de préexistence.
Darwin
aurait dû maintenir la préexistence de l’âme, à savoir l’inconscient. Les
singes ne sont pas encore sortis de l’inconscient. Une mince pellicule de
conscience émergeait alors. Assez pour entreprendre un culte aux morts.
Bien
sûr, nos bons rationalistes se moqueront de ce qui précède. Il ne s’agirait
pour eux que de délires oniriques alors que nous aurions quitté depuis le
siècle de Voltaire la Caverne de Platon.
III
Le doute lancinant de Darwin demeure : la théorie de l’évolution elle-même
a-t-elle une quelconque légitimité, considérant qu’elle a pour origine la «
pensée » du singe. (« Qui voudrait prêter confiance aux convictions de la
pensée d’un singe, s’il y a des convictions quelconques dans une pensée de ce
genre ? ». écrit Darwin.)
Le
doute de Darwin descend profondément et mine le petit acquis de la conscience
qui fit la gloire de l’auteur de OE. Car, au fond, ce que ce doute implique
c’est qu’un processus évolutionnaire sans plan, sans direction, sans dessein,
etc., n’impliquant donc pas un agent planificateur et ordonnateur, tel Dieu,
n’offre pas de garantie de vérité. À moins de soutenir une conception
pragmatique de la vérité, au sens où le prédicat est vrai s’applique
lorsque ça marche. Il paraît donc que le finalisme externaliste offre
une meilleure garantie de viabilité que la version internaliste, celle que
privilégia Darwin.
Le
rottweiler de Darwin, Richard Dawkins, rejette pour sa part autant le finalisme
interne qu’externe. Les gènes dominent. Au-delà d’eux, rien n’existe. Il serait
intéressant d’analyser le rêve de Dawkins (qui fut aussi celui de Bertrand
Russell, on l’a vu, dans l’extrait tiré de Profession de foi d’un homme
libre). En tout cas, le rêve de Dawkins renvoit à celui des atomistes
grecs, Démocrite et Épicure. La négation totale de l’esprit est le passage
obligé du matérialisme.
Dans
la préface au Fleuve de la Vie, Dawkins entend « payer tribu à l’inspiration
poétique qui anime notre vision moderne et darwinienne de la Vie. »[13] Cette vision est
matérialiste. Dans le rêve matérialiste de Dawkins, il n’y a que des atomes
provenant d’on ne sait où. Pour une raison qu’on ignore, par ailleurs, ces
atomes se mirent un jour à s’assembler. De là, ensuite, aurait découlé la richesse
luxuriante de la Vie. Là-dessus, aucune explication du rottweiler. Ce qui est sûre,
ce sont les atomes indestructibles. Il n’y a rien de scientifique ici chez Démocrite,
Épicure et Lucrèce. Tout est philosophique, métaphysique. Car l’être, c’est l’atome.
Pourquoi donc l’atome ? Parce que sans lui, rien n’est stable; tout se diviserait
à l’infini.
Quand
je pense au matérialisme, il y a cette phrase du Faust de Goethe dite
par Méphistophélès qui me vient constamment à l’esprit : « Je suis l’Esprit qui
toujours nie !. »[14] Et Méphistophélès de poursuivre :
Et ce, à bon droit; car tout ce qui prend
naissance
Mérite d’être détruit;
Mieux vaudrait, dès lors, que rien ne naquît.
Ainsi donc tout ce que nous nommons péché,
Destruction, bref le Mal,
Est mon élément propre.
Ne
reconnaissons-nous pas ici la voix de Chronos ? Le dieu du Temps ? La Vie lui
répugne royalement. Il veut à tout prix en finir. Chronos est l’archétype de l’inversion.
De l’ombre, comme le désigne Jung.
Dawkins représente cette ombre, la
négation de la vie. Négation de l’esprit.
IV
Une
chose demeure: quoiqu’on dise, quoiqu’on pense, on ne le fait pas en dehors de
l’inconscient, de l’inconscient collectif en particulier. Le scientifique qui
croit s’être libéré de toute subjectivité, de toute croyance, etc., s’illusionne
donc royalement. Descartes, en posant son fameux cogito, s’illusionne
parfaitement : je pense, donc je suis. Ce n’est pas parce que je suis
conscient que je suis. C’est parce que je suis, au contraire, que je pense. L’être
est la condition de la pensée. Mais il est très certain que si je pense, que je
suis conscient que je pense, c’est parce qu’inconsciemment je suis. Et ce savoir
d’être est celui du Soi.
[1]
Charles Darwin, L’Origine des espèces, Au moyen de la sélection naturelle ou
la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie, Paris,
GF-Flammarion, 1992, p. 548. Évidemment,
OE paru en 1859.
[2] Cf. Michael Ruse, Taking
Darwin Seriously, Oxford, Basil Blackwell, 1986.
[3] Michael Ruse, On Purpose,
Princeton University Press, 2018.
[4] Michael Ruse, Science and
Spirituality. Making Room for Faith in the Age of Science,
[5]
Ibid., p. 24. Ma traduction.
[6]
Michael Ruse, Science and Spirituality,
p. 29.
[7]
Richard Dawkins, Le fleuve de la Vie. Qu’est-ce que l’évolution ?,
Paris, Hachette, 1995, p. 150-151.
[8]
Bertrand Russell, Mysticisme et logique,
Paris, Vrin, 2007, p. 66.
[9]
Cité par Étienne Gilson dans D’Aristote à
Darwin et retour. Essai sur quelques constantes de la biophilosophie,
Paris, Vrin, 1971, p. 142.
[10]
C.G. Jung, L’Âme et la vie, Paris, Livre de poche, 1963, p. 203-229.
[11]
Charles Darwin, L’autobiographie, Paris, Seuil, 2008.
[12]
Notons que le premier récit de création de la Genèse 1 date de 500 ans avant
Jésus-Christ.
[13]
Dawkins, Le fleuve de la Vie, p. 11.
[14]
Goethe, Faust, Paris, Éditions Montaigne, p. 44.
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