La Belle et la Bête. Une analyse jungienne


 

Les contes sont du même ordre que les rêves. Un conte exprime consciemment un récit merveilleux. Analyser un conte, c’est analyser un récit merveilleux sortit tout droit de l’inconscient.

Examinons succinctement le conte d’Andersen, Le costume neuf de l’empereur[1]. Un roi se pâme pour les vêtements qu’il porte. Des tailleurs-escrocs exploitent les désirs vestimentaires extravagants du roi. Ils lui confectionnent des vêtements inédits et inégalés. Cependant, les vêtements en question sont invisibles. Ils font croire au souverain que ceux et celles qui oseront dire ne rien voir de ces vêtements invisibles seront réputés niais. Le roi, convaincu par la parole des escrocs, condamne d'avance les niais qui nieront la magnificience des nouveaux habits du roi. Paradant avec son nouveau costume invisible, un enfant dans la foule des badauds osa dire haut et fort que le roi est nu.

Le conte d’Andersen présente une sorte de rêve. Il évoque des éléments du réel ainsi que d’autres qui dérogent de la réalité spatio-temporelle. Or, si l’on suit la psychologie analytique de Carl Gustav Jung, ce qui est central dans le conte, c’est la figure archétypale de l’Enfant. Dans Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry, c’est ce même archétype qui domine. Celui-ci s’attache à déconstruire pour ainsi dire les personnes en autorité de pouvoir, les adultes principalement, les grandes personnes; bref, les gens dits « raisonnables ». Le petit prince (au chapitre X) recontre un monarque « absolu et universel » ne régnant toutefois sur aucun sujet. Dans la réalité, un monarque règne sur de nombreux sujets. L’inanité des prétentions du souverain devient alors manifeste. Le petit prince le laisse en se disant : « Les grandes personnes sont bien étranges. » L’enfant du conte d’Andersen pourrait en dire autant du souverain.

On pourrait penser que le conte révèle des vérités morales occultées et oubliées. C’est ce que laisse entendre notre conte, La Belle et la Bête, du moins la version due à la plume de Madame LePrince de Beaumont[2] : la vertu vaut mieux qu’une belle apparence; la laideur n’est pas forcément un signe de dépravation morale. D’ordinaire, nous nous contentons de retenir du conte le message. Nous n’allons pas plus loin, malheureusement.

Contrairement à Freud, Jung juge que l’inconscient n’est pas qu’une poubelle où s’entasseraient les désirs (sexuels) refoulés. En fait, d’après Jung, l’inconscient préexiste aux désirs. Il les dirige. Les encadre. L’homme moderne a la prétention de vivre en toute conscience. Grave erreur. La majeure partie de l’inconscient lui échappe.

Le conte recèle des vérités de l’ordre de l’inconscient nous parlant du Soi profond de l’être humain. Le Soi – l’Être profond d’une personne – n’est pas, règle générale, conscientisé par le moi de la personne consciente. Je parierais qu’Antoine de Saint-Exupéry ne réalisait pas consciemment que son personnage du petit prince ne fût autre que Lui-même, son Soi. La hardiesse de l’auteur fut d'écrire un conte relatant sa rencontre avec son Soi (le petit prince). 

Le Soi, comme je le disais précédemment, appartient au départ à l’inconscient. Tout son travail consiste à se révéler au moi conscient. Je présume que le succès littéraire de Saint-Exupéry consista à relater cette rencontre. Rencontre qui intéresse tous les êtres humains, quels qu’ils soient, d’où ils proviennent, car il s’agit de l’archétype central de l’inconscient, le Soi prenant les traits d’un enfant. C’est l’archétype de l’Enfant. L’enfant est ouvert à l’avenir. (L’avenir est ouvert, disait Popper.) L’enfant est plein d’espérance; ouvert au merveilleux, à l’inédit, à l’inouï. Il n’est pas encore un adulte blasé, rabougri comme le sont la galerie des personnages dont le petit prince fit la rencontre.

Dans notre conte, il y a un enfant, la Belle. Elle reçut son nom lorsqu’elle fut petite : la « Belle enfant », disait-on parce qu’elle était non seulement belle, mais bonne, gentille et honnête.

Dans l’inconscient collectif, Belle représente Athéna. Pas seulement belle comme Aphrodite (Vénus), mais sage comme l’est Athéna. Elle resta vierge (comme Athéna) préférant s’occuper de son père (Zeus), riche mais devenue pauvre par un revers de fortune.

C’est lui, son père, qui, le premier, rencontra la Bête. Il s’était égaré après avoir vainement tenté de récupérer les marchandises de l’un de ses trois navires qui ne s'est pas échoué contrairement aux deux autres. À son retour, il se perdit dans la forêt par un temps neigeux et glacial. Il aboutit au château de la Bête ensevelit dans une épaisse forêt. Ce château, ainsi que son domaine, devaient rivaliser avec Versailles, tant on devine son architecture royal.

Quoi qu’il en soit, le bon papa exténué et affamé put entrer dans la salle principale du château de la Bête où une table magnifique garnit de victuailles l’attendait. Après avoir satisfait sa faim, il repartit. Or, avant de quitter, il croisa un rosier, et le père se souvint de la demande de Belle ne souhaitant qu’un cadeau : une rose. Le père cueillit de l'arbre une rose. Aussitôt, la Bête apparut courroucée. La Bête lui dit : « ... vous me volez mes roses, que j’aime mieux que toutes choses au monde. » Cet aveu en dit long sur qui est la Bête. Cette Bête adore les roses.

La Bête n’est donc pas n’importe qui, un être bestial sans noblesse ni intelligence. Car si la Bête aime les roses, c’est qu’il connaît bien la symbolique de la rose. Celle-ci renvoi à l’archétype du Soi. Or, si la Belle demande au père un seul présent, à savoir une rose, et que la Bête, de son côté, aime profondément les roses, c’est que les deux, autant la Belle que la Bête, savent inconsciemment la valeur symbolique de la rose et, qui plus est, la Belle et la Bête ne forment qu’une seule entité. Ce qui signifie que la Belle n’est pas distincte de la Bête. Ils ne forment qu’un seul et même être.

L’Enfant qu’est Belle, archétype de la jeune fille sage et talentueuse, au service de son père et de ceux qui souffrent, souhaite donc uniquement recevoir de son père une rose. Or, la rose représente un grand symbole. Ouvrons le Dictionnaire des symboles à l’entrée « rose ». Nous lisons :

[La rose] désigne une perfection achevée, un accomplissement sans défaut. ... elle symbolise la coupe de vie, l’âme, le cœur, l’amour. On peut la contempler comme un mandala et la considérer comme un centre mystique.[3] 

À sa surface, le conte laisse croire qu’il existe une nette distinction entre la Belle et la Bête, qu’il s’agit de deux personnes distinctes. Il semble plutôt, comme je le disais, qu’il s’agit d’une seule et même personne, la Bête représentant l’Ombre de la Belle. Mais qui est donc la Belle ? À quoi correspond-t-elle dans l’inconscient collectif ?

C’est une femme parfaite, idéale. Cultivée, éduquée, munit d’un cœur pur. Une vierge. On songe immédiatement à la déesse Athéna, tout droit sortie du crâne de son père Zeus, le père des dieux. Athéna, déesse vierge, pure et sans tache, sera toutefois la victime de son oncle Héphaïstos, le dieu forgeron, boiteux et laid, époux d’Aphrodite, la déesse de l’Amour, indiciblement belle. Héphaïstos tentera de violer Athéna. Enfin, les Grecs anciens feront d’Athéna la rivale du dieu des mers, Poséidon. Tous deux rivaliseront afin de décider de celui ou celle qui deviendra chef de la cité d’Athènes. Athéna, en produisant l’olivier, l’emportera sur le dieu des mers. Enfin, dernier point, Athéna, Héra et Aphrodite compétionnèrent pour savoir laquelle des trois déesses étaient la plus belle. Pâris choisit Aphrodite, comme il se doit.

Bien que fort belle, la principale vertu d’Athéna est la sagesse. C’est celle de la Belle. La beauté spirituelle, la vertu de sagesse, est supérieure en effet à la beauté physique (Aphrodite).

Nous tenons là les principaux éléments de l’inconscient collectif à laquelle répond la Belle. En fait, la Belle représente l’archétype du Soi. La rose en est le symbole.

Et la Bête alors ? À quoi correspond donc la Bête ? À l’Ombre de la Belle. L’Ombre, selon Jung, « Ce sont les aspects de notre personnalité que nous ne reconnaissons pas, et que nous trouvons inacceptables car ils s’opposent à l’image idéale que nous voudrions avoir de nous-même. »[4] La Belle déteste son Ombre. Son contraire en somme. Mais elle ne l’a pas encore intégrée; mieux, apprivoiser. Le processus d’individuation visant à devenir Soi – symbolisé par la rose -, l’intégralité de notre Être, exige que l’on prenne en compte l’Ombre, qu’on l’apprivoise et non pas qu’on la rejette ou la condamne, car on se trouve dès lors à rejeter une partie de soi-même.

Athéna fut violentée par Héphaïstos, réputé boiteux et laid, pourtant époux d’Aphrodite. La Bête ressemble à Héphaïstos. Par contre, du moins dans le conte, la Bête ne tente pas de violer la Belle. Leur rapport sont courtois, et leur langage bien châtié. Comme à la cour du Roi, à Versailles, le protocole est respecté.

Voilà, je pense, l’essentiel psychique que l’on trouve dans le conte La Belle et la Bête. Il ne s’agit pas tant d’un conte moral ou éthique, mais d’un processus visant à devenir Soi-même. Une question donc, non plus éthique, mais ontologique. L’ontologie, discipline de la philosophie, s’intéresse à l’être. Mais il n’y a pas d’ontologie sans psyché. Comme si la philosophie pouvait vaquer uniquement à des concepts abstraits dégagés de tout support psychique.

Qui suis-je ? Vieille question qui taraude l’Homme depuis la nuit des temps. La réponse : être soi. « Deviens qui tu es », écrivait Nietzsche.



[1] Hans Christian Andersen, Contes choisis, Paris, Gallimard, Folio Classique, 1987, pp. 87-92.

[2] Madame LePrince de Beaumont, La Belle et la Bête, Paris, Flammarion, 2007. Conte publié en 1750.

[3] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles. Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Robert Laffont /Jupiter, Bouquins,1982, p. 822.

[4] Viviane Thibaudier, Découvrir Jung. Une voie thérapeutique pour devenir soi. Paris, Éditions Eyrolles, 2021, p. 162.

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