TECHNIQUE ET PÉCHÉ
Une relecture de l'essai du philosophe existentialiste chrétien, Gabriel Marcel (1889-1973), intitulé Les hommes contre l’humain[1] (paru en 1951), m’a sidéré par son actualité, nous qui, depuis 2020, sommes livrés à une guerre lasse contre le coronavirus. En particulier, le chapitre IV ayant pour titre étonnant, Technique et péché. Comment le philosophe parvient-il à juxtaposer une réalité moderne, la technique ou technologie, a une notion religieuse, le péché ? Pour ne pas froisser mes amis athées, peut-être convient-il de parler de « corruption » plutôt que de péché.
Quoi
qu’il en soit, le titre du chapitre, Technique et péché, surprend. Car,
alors, la question se pose de savoir en quoi une réalité profane comme la
technique puisse être « pécheresse » ? En tout cas, corruptrice, certes.
Corruptrice de quoi précisément ? D’après le philosophe français, certes la
technique n’est pas mauvaise en soi, car elle constitue un bien acquis dans
l’histoire de l’humanité occidentale, prenant son essor au siècle des
Lumières en Europe. La technique a permis des progrès indéniables dans bien des
sphères de l’existence humaine. Or, en quoi, si elle n’est pas en soi un péché,
la technique était-elle corruptrice (si tant est qu'elle le soit) ?
Il
faut revenir à René Descartes. Ce mot fameux du Discours de la
Méthode : « … nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature.
» Comment donc ? Par la technique, sous-produit de la science qui se met en
place à l’époque. Pour nous qui, aujourd’hui, sommes confrontés à cette
détestable pandémie, lisons ce passage qui suit immédiatement où Descartes fait
de la médecine la science principale.
Ce qui n’est pas
seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient
qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les
commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de
la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les
autres biens de cette vie : car même l’esprit dépend si fort du
tempérament et de la disposition des organes du corps que, s’il est possible de
trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus
habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on
doit le chercher.[2]
Si Gabriel Marcel a raison en soutenant que la technique est corruptrice, en quoi donc la science médicale ainsi que ses techniques associées seraient-elles corruptrices, « source de péché » ? Un petit mot – avoir – nous met sur la piste de la réponse. Nous préférons de loin l’Avoir à l’Être.[3] Acquérir, s’accaparer, posséder, etc., sont devenus depuis lors, c’est-à-dire depuis la modernité, l’être-de-l’homme. Phénoménologiquement parlant, l’être de l’homme se conçoit désormais sous le mode de l’Avoir. L’Être ?, connait pas.
Or, l'Avoir que nous chérissons tant, c'est la santé. Relisons attentivement le Discours de la Méthode. Il s’agit d’une entreprise visant à convertir l’homme à l’Avoir, à l’acquisition – de la nature en grande partie, à son exploitation. Pourquoi donc ? En vue de quoi ? – Simple, en vue du «… bien général de tous les hommes. »[4]
Pour
ceux et celles qui connaissent un peu la philosophie morale, ils auront reconnu la conception utilitariste. Est bon et bien ce qui est
utile aux intérêts généraux des hommes, pour le plus grand bien-être de
tous (pas nécessairement de tout le monde, de la vaste majorité en tout cas). Aisément,
nous constatons que le bien et le bon n’existent dès lors qu’en vue des êtres
humains. En dehors d’eux, le bien et le bon n’existent tout simplement pas. Ainsi, par exemple, si Dieu existe, ce n’est qu’en vue de l’intérêt général. Pour les
adeptes de l’évolutionnisme à la suite de Darwin[5], en effet, Dieu
n’aurait d’autre réalité que la croyance favorisant l’adaptation de l’espèce
humaine. Mais c’est là une toute autre affaire.
Donc,
la modernité roule sur cette conception de l’homme comme être d’acquisition,
le mode de l'Avoir. D’où la technique comme moyen pour parvenir à nos fins,
à savoir le bien-être général des hommes. Voilà, résumé à grands traits, le «
péché » de la technique que condamne avec raison Gabriel Marcel. Le mode de l’Avoir
subordonne désormais le mode d’Être.
Or,
poursuit Marcel, nous vivons désormais dans un monde devenu « problématique »,
non pas au sens où tout devient incompréhensiblement complexe, mais où tout
devient un « problème ». « En
science, il n’y a pas de mystères mais des problèmes. »[6] Gabriel
Marcel est l’auteur de la distinction fondamentale entre problème et
mystère. La modernité depuis Descartes principalement carbure aux
problèmes. Qu’est-ce donc qu’un problème ? C’est un phénomène en quête d’une explication,
généralement d’une cause. Comme l’écrit Marcel : « Le mot problème doit
être pris ici dans son acceptation étymologique [grecque] : problema.
Il y a un problème de tout ce qui est placé devant moi; et, d’autre part, ce
moi, dont l’activité entre en jeu pour résoudre le problème, reste en dehors ou
en deçà, comme on voudra, des données qu’il s’agit pour lui de traiter et de
manipuler pour faire apparaître la solution cherchée. »[7] Si le
savant cherche à comprendre les changements climatiques, voilà un problème
auquel il est confronté sans que son moi soit impliqué. Par contre, s’il s’interroge
sur la mort, ce n’est plus un problème mais cette fois-ci un mystère car
il y est impliqué personnellement. Pourquoi mourir? Pourquoi c'est ainsi et pas autrement ? Il ne saurait donc y avoir au sens strict de science
de la mort. Car la mort n’est jamais un problème, mais toujours un mystère.
Cela
étant posé, revenons à l’autre distinction de Gabriel Marcel, celle entre Être et Avoir.
Le mode l’Avoir est celui du problème. En somme, il s’agit, étant donnée une fin,
de trouver le moyen de parvenir à la fin. La technique est justement le
mode de solution de la fin. En somme, la technique, c’est le mode du moyen.
Peu importe la fin, la technique est là pour y parvenir. Étant donnée une fin, par quel moyen y parvenir ? La technique est l'expression par excellence du mode l'Avoir.
Je ne puis que songer ici au philosophe écossais des Lumières, David Hume (1711-1776). C’est Hume qui a mis de côté la fin pour ne s’intéresser qu’au moyen. Le penseur de la technique par excellence, c’est lui. Selon Hume, peu importe la fin désirée ou souhaitée, la raison est là pour trouver le moyen. Toutefois, la raison n’est pas là pour nous dire si une fin est désirable ou non en elle-même. C'est la raison technique. La raison technique est celle du mode de l'Avoir.
Question :
est-ce qu’une fin est bonne ? – Peu importe, dit Hume. Les changements
climatiques, pour prendre cet exemple, ne sont-ils pas indésirables ? – C’est
vous qui le dites, répondrait Hume ! Ce que peut faire la raison (la science),
c’est de trouver une solution au problème.
Dans
son Traité de la nature humaine (1737), rédigé à l’âge de 26 ans, Hume
écrit cette phrase percutante : « Il n’est pas contraire à la raison
de préférer la destruction du monde entier à une égratignure à mon doigt. »[8] Quoi !?
Vous avez bien compris. La fin justifie les moyens, vous connaissez ? La
destruction du monde et l’égratignure à mon doigt sont, d’après Hume, du pareil
au même du point de vue de la fin. La raison (la science) ne s’intéresse qu’aux
moyens. Entendue ?
Alors,
nous avons la pandémie. La solution pour mettre fin à celle-ci, c’est
le vaccin. La raison (la science) nous y oblige. Nous voulons
sortir de la pandémie, car nous voulons vivre et nous épanouir. Le virus nous
fait peur. Au fond, toujours selon Hume, nous voulons mettre un terme à cette peur. L'éradication de cette peur sert les
intérêts généraux du plus grand nombre. Nos dirigeants contrôlent la peur, non pas le virus. Ils sont utilitaristes.
Ils ne souhaitent pas tant le bonheur de chacun individuellement, de vous et de
moi, mais le bonheur général, global, de la société. En fait, notre premier
ministre du Québec, François Legault, se fiche éperdument de chacun de nous, car ce qui le terrorise, lui, et ce sur quoi il nous terrorise, c’est le nombre de lits disponibles. Peu importe si tu as contracté le coronavirus, l’important, c’est le bien-être du plus
grand nombre de personnes.
Voilà
le « péché ». Voilà la corruption. Honte à lui !
Pour toutes les raisons précédentes, j'ai choisi de ne pas me faire vacciner. Car, en me faisant vacciner, je souscris à une conception métaphysique, celle de l'Avoir qui domine depuis le Siècle des Lumières. Moi, je suis pour la conception qui avait cours auparavant, celle de l'Être. L'Être, en effet, fut l'objet premier de la réflexion métaphysique depuis Aristote. Ce fut, jusqu'aux Lumières, la science des sciences. La science moderne expérimentale usurpa le nom de science à la métaphysique. Notre bon premier ministre, ainsi que son admirable responsable de la santé publique, n'ont absolument aucune conscience de ces enjeux fondamentaux.
Certes, le premier ministre se dit partant pour une « refondation » du système de santé du Québec. S'il s'y engage, sans tenir compte des enjeux métaphysiques - comme c'est à prévoir -, cette soi-disante refondation ne sera qu'un cul-de-sac. Pour cela, il faut redonner à la philosophie ses lettres de noblesse, et cesser de s'en remettre à la science qui, comme le disait Martin Heidegger, ne pense pas.
[1]
Gabriel Marcel, Les hommes contre l’humain, Paris, La Colombe, 1962.
[2]
René Descartes, Discours de la Méthode, Paris, Vrin, 1999, p. 127.
[3]
Voir l’important essai de Gabriel Marcel, Être et Avoir, paru en 1935.
[4]
Descartes, op. cit., p. 126.
[5]
Voir par exemple, ici au Québec, Daniel Baril, La grande illusion :
comment la sélection naturelle a créé l’idée de Dieu, Québec, Éditions
MultiMondes, 2006.
[6]
J. Giroux et Y. St-Arnaud, L’hypothèse Dieu. Débat avec les croyants.
Montréal, Liber, 2015, p. 56. Je souligne.
[7]
Gabriel Marcel, op. cit., p. 68.
[8]
David Hume, Traité de la nature humaine. Essai pour introduire la méthode
expérimentale dans les sujets moraux, Paris, Aubier Éditions Montaigne,
Tome II, 1962, p.525.
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