Ayn Rand et l'individualisme contre le collectivisme


Alisa Zinovievna Rosenbaum (1905-1982) alias Ayn Rand, s’exila à l’âge de 21 ans de sa Russie natale, désormais sous la main de fer du bolchévisme, gagnant les États-Unis, plus précisément New York. La Russie soviétisée venait de perdre à jamais une grande dame, écrivaine et philosophe.


Ayn Rand n’a jamais cessé de condamner son pays d’origine soumis à un régime totalitaire qui, encore aujourd’hui, malgré l’effondrement de l’URSS, avec Poutine, flirte toujours avec l’étatisme, c’est-à-dire avec la réalité politique de l’omniprésence de l’État au-delà des citoyens. En quelques mots lapidaires, voici comment la romancière, auteure d’un chef-d’œuvre du XXe siècle, Atlas Shrugged (La Grève), décrit succinctement les racines de la guerre :

Si les hommes veulent s’opposer à la guerre, c’est à l’étatisme (statism) qu’ils doivent s’opposer. Aussi longtemps qu’ils adhèrent à la notion tribale suivant laquelle l’individu doit être la pature sacrificielle du collectif ; que certains se donnent le droit d’en contraindre d’autres par la force ; que certains bénéfice soit-disant le justifie – il ne saurait y avoir de paix à l’intérieur d’une nation et aucune entre les nations.[1]

Évidemment, Rand ne dit pas que toute guerre est engendrée par l’existence des États-nations qui virent le jour au 17e siècle en Europe. Il faut dire que les États apparurent en Europe afin de remplacer les régimes monarchiques absolutistes (dont la France avec le règne du Roi-Soleil) comme rempart contre la tyrannie et l’asservissement des hommes.

Comme l’écrit l’un des chantres de la démocratie libérale moderne, Jean-Jacques Rousseau, au tout début de son magistral Contrat social (1762) « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. » Nous avons préféré la politique libérale au pouvoir absolu détenu dans les mains d’un seul individu. L’État libéral n’est pas là pour nous dire quoi faire, comment se conduire, quoi croire, etc. ; son existence ne vise que le respect du fameux « contrat social » entre les citoyens dont l’État devient le simple gardien.

Les démocraties modernes se divisent entre diverses formes d’étatisme, c’est-à-dire avec la présence de plus ou moins d’État. Ici au Canada l’État est important, alors qu’aux USA il se fait plutôt discret. Le Québec, lui, constitue l’une des provinces canadiennes marquée par l’étatisme, surtout depuis la Révolution tranquille à partir de 1960.

Le communisme est venu mettre en question le projet politique du libéralisme des Lumières. S’appuyant principalement sur Karl Marx (1818-1883), les adeptes du communisme visent la fin de la lutte des classes et l’égalité de tous et chacun – sous la supervision de l’État, lequel devrait disparaître éventuellement. Éventuellement…

Or, ce qui est pour le moins cocasse, c’est que Marx n’avait en aucune manière prédit l’instauration du communisme en Russie puisque le pays sous la férule des tsars à l’époque se trouvait dans un état moyenâgeux avec des seigneurs et des paysans. Aucune forme de révolution industrielle ne pointait le nez en Russie. Exilé en Angleterre, Marx envisageait l’instauration du communisme dans son pays d’accueil puisque la lutte des classes était alimentée par une révolution industrielle de premier ordre. Qu’à cela ne tienne, les Lénine et les Trotsky se feront un devoir d’imposer artificiellement la lutte des classes après la Révolution d’octobre de 1917.

Joseph Staline (1878-1953) est sans contredit le maître par excellence de l’étatisme. Il fut le créateur de l’État soviétique communiste en exécutant près de 12 millions de paysans russes qui ne souhaitaient pas quitter leur terre pour aller constituer dans les villes la main d’œuvre nécessaire à l’essor industriel. Le règne de Staline marqua à jamais l’inconscient collectif russe ou -si vous préférez - la culture russe. Poutine, sans l’avouer explicitement, salue le bourreau sanguinaire que fut Staline – loin devant Hitler - lequel se plaisait à dire : « La mort, après tout, n’est qu’une statistique. »

Or, l’étatisme, du moins selon Ayn Rand toujours, implique pour ainsi dire une ‘métaphysique’ de la personne en ce sens que l’étatisme constitue une sorte d’échelle graduée allant du respect marqué pour la personne, de sa dignité, à son degré zéro. Dans le premier cas, on a affaire à ce que Rand désigne comme étant l’individualisme ; à l’autre extrémité, il s’agit du collectivisme. Ayn Rand écrit :

L’individualisme soutient que l’homme est détenteur de droits inaliénables qui ne sauraient lui être enlevés par qui que ce soit, par aucun groupe ou par aucun nombre d’autres hommes. Par conséquent, chacun n’existe que par son propre droit et pour lui-même, en aucune manière pour le bien propre du groupe.

Le collectivisme, pour sa part, soutient que l’homme ne détient aucun droits ; que son travail, son corps ainsi que sa personne appartiennent au groupe, de sorte que le groupe en use comme bon lui semble, pour le bien qu’il a jugé bon pour son bien-être. Par conséquent, chacun n’a d’existence que du point de vue du groupe et vertu du bien dudit groupe.[2]

Et Rand de conclure :

Ces deux principes [politiques] sont à la racine de deux systèmes sociaux opposés. La question de fond du monde actuel réside entre ces deux systèmes.

 

Le clivage entre individualisme et collectivisme peut paraître grossier et sans nuance, tout étant  source d’inexactitudes et d’ambiguïtés. Quoi qu’il en soit, la tendance générale est d’accepter sans autre forme de procès une forme mixe d’individualisme et de collectivisme. Par ailleurs, il va de soi, qu’ici au Québec comme en France en particulier, l’individualisme a fort mauvaise presse[3], alors que le collectivisme a le vent dans les voiles.

Le philosophe britannique d’origine russe, Isaiah Berlin (1909-1997), est l’auteur d’une célèbre analyse de la liberté en deux concepts irréductibles l’un à l’autre : la liberté négative, d’une part, et la liberté positive, d’autre part.[4] En gros, la liberté négative dit : laissez-nous faire ce qui nous plaît sans nous mettre des bâtons dans les roues ; de son côté, la liberté positive dit : donnez-nous les moyens d’être libres. Voilà traduit en termes de liberté la distinction entre individualisme et collectivisme. L’individualisme admet la liberté négative ; le collectivisme, la liberté positive. D’après Berlin, on ne saurait trancher la question de savoir lequel des deux concepts de liberté est préférable à l’autre. Il s’agit d’un choix personnel. Berlin se trouve ainsi à défendre ce qu’il appelle le pluralisme des valeurs : le pluralisme étant la doctrine métaphysique suivant laquelle il existe une pluralité de valeurs sans qu’il soit possible de trancher entre elles.

Mais écoutons Berlin :

Ma thèse est que ce qui avait commencé par être une doctrine de la liberté [négative] s’est peu à peu transformé en doctrine de l’autorité [liberté positive], sinon parfois de l’oppression, pour finalement devenir l’instrument du despotisme, processus hélas bien connu de nos contemporains.[5]

Ay Rand pour sa part a toujours plaidé pour la liberté négative radicale - l’individualisme – contre la liberté positive – le collectivisme. Évidemment, la solution semble consister dans une forme mitigée de liberté négative et de liberté positive. Toutefois, à la fois Rand et Berlin, nous confrontent à la réalité implacable et irréductible des deux types de libertés.

Reste un constat incontournable : l’inconscient collectif russe, depuis la Révolution de 1917, opta pour le collectivisme, c’est-à-dire pour la liberté positive. C’est toujours le cas aujourd’hui avec Vladimir Poutine : les Ukrainiens ne sauraient êtres libres sans une autorité étatique puissante qu’est la Fédération de Russie.

Conclusion : les hommes ne font pas la guerre simplement pour le plaisir de faire couler le sang. Staline l’avait bien compris. Les Russes, selon lui, devaient obéissance à l’État soviétique sous peine de décliner. En fait, le partisan de la liberté positive qui engage à un État léviathan (Hobbes) croit que la guerre est une bonne chose pour ses victimes. C’est ce qu’on appelle le paternalisme : Il est bon que vous disparaissiez de la surface de la terre, et nous sommes là pour le faire.



[1] Ayn Rand, « The Roots of War », in Capitalism : The Unknown Ideal, New York, Signet, 1967, p. 39. Ma traduction.

[2] Ayn Rand, « Textbook of Americanism », in The Ayn Rand Column, 1971, p. 81. Ma traduction.

[3] Toutefois, un Français, Alain Laurent a pris la défense de l’individualisme, dans De l’individualisme. Enquête sur le retour de l’individu, Paris, PUF, 1985. Notons que l’auteur est également le traducteur français (avec Marc Meunier), aux Belles Lettres, de l’essai sulfureux de Ayn Rand, The Virtue of Selfishness (1961), La vertu d’égoïsme, paru en français en 1993.

[4] Isaiah Berlin, « Deux conceptions de la liberté », in Éloge de la liberté, Paris, Press Pocket, 1990, pp. 167-218. Originalement, l’essai de Berlin est paru en 1957.

[5] Berlin, op. cit., p. 42.

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