Poutine : le problème psychique de l'homme postmoderne

 Je suis tranquille. Je sais que je remplirai mon devoir d’écrivain quoi qu’il arrive. Peut-être après ma mort avec plus de succès que de mon vivant ! Car personne au monde ne réussira à barrer les chemins de la vérité et je suis prêt à mourir pour qu’elle triomphe.

Alexandre Soljenitsyne


Le président de la Russie, Vladimir Poutine, a récemment déclaré, à qui veut l’entendre, que les Ukrainiens ne méritent aucune pitié car ce sont des « néonazis ». D’où l’agression militaire des Russes contre l’Ukraine. Cette assertion n’est fondée en aucune façon. Peu importe, c’est ce que entend Poutine en faisant avaler son plat infecte aux citoyens russes ainsi qu'à la communauté internationale. Si cette guerre ne repose que sur cette invective, l’humanité est bien mal en point.


Il faut s’arrêter un instant pour considérer l’affirmation de Poutine : les Ukrainiens sont des néonazis. Comment dire une telle énormité ? Aucune justification n’est amenée. Un simple préjugé, comme celui d’Hitler jadis à l’endroit des Juifs : que de la vermine.

Qu’est-ce qui amène Poutine à proférer une telle aberration ? On me répondra que le chef du Kremlin est fou. Alors, qu’est-ce qui, psychiquement, conduit Poutine à la folie ?

Car il s’agit d’un délire. Plus précisément d’une sorte de névrose. Comme l’écrit Pierre Daco, psychanalyste : « Le névrosé est un homme écrasé par son angoisse et qui cherche à tout prix à survivre et à rester en communication avec les autres. »[1] Quelle angoisse écraserait donc Vladimir Poutine ? Il pourrait s’agir de son inconscient personnel qui a marqué son existence. Peut-être une relation affligeante avec sa mère, son père ? On ne saurait le dire. Ses biographes nous en apprendrons sans doute davantage un jour sur le sujet.

L’angoisse du névrosé peut aussi provenir de l’inconscient collectif. Celui de la Russie. Quelles blessures auront marqué le peuple russe au XXe siècle ! Horreur et damnation. L’ombre funeste de Staline plane, même après l’effondrement de l’URSS. 12 millions de paysans russes exécutés. Une bonne partie des Russes continuent à approuver les politiques de Staline ; d’autres non. Le Mausolée au Kremlin n'autorise plus la dépouille de l'ex-dictateur, seul Lénine y repose. L’effondrement de l’URSS en 1985 avec l’arrivée de Gorbatchev au Kremlin marqua le début de la fin de l’empire de l’URSS. C’est l’empire du l’ancien colosse russe qui hante l’inconscient collectif, dont celui de Vladimir Poutine. Désir profond de reconstituer une Russie divisée, l’empire de naguère. La crainte aussi vis-à-vis de l’Occident qui séduit les pays qui autrefois faisait partie du giron russe, dont l’Ukraine.

Nicolas Machiavel écrit : « Celui qui contrôle la peur des hommes, devient maître de leur âme. » Il semble que Poutine ait parfaitement comprit le Florentin. Oui, alimenter la peur, mais surtout la contrôler. En tout cas, se servir de la peur pour faire avaler des politiques qui n’ont aucune espèce de légitimité.

Par ailleurs, nous assistons impuissants en Occident à la montée du « wokisme », originant des USA. Ces « éveilleurs de conscience » (woke vient de wake (up)) rétorquent à l’Occident que la communauté internationale n’a pas à condamner Poutine et la Russie, car ils ont leur raison à eux. Par ailleurs, qualifier Poutine de névrosé et de délires, constitue pour le wokisme une agression injustifiée. Les médias russes et occidentaux sont autant galvanisés par la propagande, plaide-t-il.

Le wokisme soutient donc ce qu’on appelle  le « relativisme », tel le sophiste Protagoras d’Adbère qui l’enseigna en Grèce ancienne. Ce qui est bon pour les uns est mauvais pour les autres. Le partisan wokiste relativiste soutient qu’il est impossible de trancher qui a raison ou qui à tort. En fait, si le relativisme remonte à la Grèce ancienne, il est devenu en Occident un passage obligé depuis l’avènement de la modernité.

Qu’est-ce que la modernité ? Vaste question qui intéresse autant la philosophie que l’histoire. Je voudrais limiter mon intervention en abordant la question de la modernité du point de vue psychologique, toujours en cherchant à cerner la psyché de Poutine. Pour ce faire, je vais me référer au psychologue des profondeurs, le psychiatre suisse, Carl Gustav Jung (1885-1961), dans un texte visionnaire qui parle de l’âme moderne.[2]

D’abord, Jung ne parle pas dans son texte, « Le problème psychique de l’homme moderne », de la modernité comme telle, mais de l’homme moderne. Qu’est-ce donc que l’homme moderne ? Un être vivant dans le présent, dit Jung. Qu’est-ce à dire ? Un être qui n’a conscience que du moment présent. On pourrait dire que l’homme moderne est l’homme de l’instant.

Il est solitaire, dit encore Jung. En somme, l’homme moderne vit seul dans l’instant présent, tel un solipsiste. Le solipsiste est celui qui se sépare du monde et qui ramène toute réalité à celle de son moi individuel et conscient. Le philosophe français, père de la philosophie moderne, René Descartes (1596-1650), correspond parfaitement à l’homme moderne que peint Jung.

Rappelons à cet égard, le fameux cogito cartésien : le Je pense, donc je suis. À toutes les fois, que je prends conscience que je pense, dit Descartes, je puis être assuré que je suis. Ce qui montre à merveille que l’homme moderne soit l’homme du présent, de l’instant. Descartes parvenait à établir son cogito à l’aide « des idées claires et distinctes ». D’accord. Mais ces idées ne le sont-elles pas par rapport à lui-même, c’est-à-dire à sa propre pensée. En fait, comme le solipsiste, Descartes s’enferme dans son moi conscient, tout le reste – à savoir le monde où nous habitons, la nature, les autres êtres vivants, etc. – n’offrant aucune certitude claire et distincte.

Dans son texte, Jung ne mentionne nullement Descartes, mais il est « clair et distinct » que Jung serait parfaitement d’accord avec moi pour qualifier Descartes du premier prototype de l’homme moderne.

Le texte de Jung date de 1928, soit 11 ans après la Grande Guerre de 14-17. Au même moment, note Jung, la psychanalyse, mise au point par Freud et lui-même, prit son envol. On se jeta sur cette nouvelle discipline de la psychologie, car les gens avaient soif de l’esprit, malgré les avancées fulgurantes de la science moderne expérimentale qui assura la sécurité matérielle, le développement de l’industrie, le bien-être général de l’humanité. Mais la guerre est venue secouée ce progrès matériel. L’esprit, en somme, fut laissé pour compte, d’autant que la guerre engendra de nombreuses maladies mentales. Les gens se ruèrent alors non seulement sur la psychanalyse, mais aussi sur les sciences dites « occultes », la magie, l’alchimie, l’astrologie, la théosophie, etc.

Jung n’en parle pas, mais on doit aussi mentionner que les progrès prodigieux engendrés par la science moderne permirent l’ascension du matérialisme. Le matérialisme est la doctrine philosophique affirmant que seule la matière existe – l’esprit n’étant qu’une illusion. Je ne parle pas ici du matérialisme historique de Karl Marx (1818-1883) qui, avec Lénine en particulier, fut importé en Russie et qui fonda le communisme russe de l’URSS. Le matérialisme dont je parle est celui tiré de la science par des scientifiques et des penseurs, philosophes. Jung s’opposa systématiquement à ce matérialisme énonçant que les états psychiques des gens s’expliquent par l’activité neuronale dans le cerveau.

Pour Jung, en fait, l’homme moderne est devenu l’homme du moi conscient. L’inconscient est pour lui une lubie. Admettre en effet l’inconscient, c’est admettre une forme de pouvoir au-delà du conscient. De cela l’homme moderne ne veut rien entendre et n’en a cure.

Donc, l’homme moderne est solipsiste, solitaire, non-solidaire, matérialiste, qui, du haut de sa Tour d’Ivoire, dirige les autres hommes conçus comme vils et inférieurs. Les profondes blessures que l’homme moderne inflige à ses congénères et compatriotes sont très profondes et hautement nocives. Il ne faut pas s’étonner outre-mesure si des gestes irrationnels et soudains soient désormais notre lot quotidien.

Voilà le portrait de Vladimir Poutine. En fait, pas tout à fait, puisque les récentes décennies ont vu l’apparition de l’homme postmoderne. Si l’homme moderne, à commencer par Descartes, croit encore à la Raison, le postmodernisme décapita la déesse de la Raison comme il décapita de nombreuses statues d'hommes célèbres. Le postmodernisme ne parle plus de vérité. La vérité est un « narratif », un récit littéraire imaginaire légitimaire.[3] Nous évoquions au début le mouvement woke. Le wokisme est la branche radicale du postmodernisme. Pour le wokisme, la vérité, comme nous le mentionnions, est un « narratif » qui n’a aucune existence dans la réalité – d’ailleurs, pour le wokisme, une soi-disante ‘réalité’ est un autre narratif imaginaire. Il en va de même du « matérialisme » et de son opposé, le spiritualisme. Ce sont toutes des fictions imaginaires servant de légitimation. D’où l’admission du relativisme. Tout est relatif. Or, même cela est relatif...

Jamais l’humanité n’est tombée aussi bas. Et l’on continue de s’étonner des actions belliqueuses de Poutine…

Alexandre Soljenitsyne (1918-2008), le plus célèbres des dissidents du régime soviétique dans les années 1970 et 1980, écrivit une lettre le 16 mai 1967 adressée à l'Union des Écrivains Soviétiques, dont un extrait apparaît en exergue. Le point central soulevé par l'auteur de L'Archipel du Goulag (1973), c'est la VÉRITÉ.  Soljenitsyne a parfaitement compris la blessure profonde de l'inconscient collectif russe infligée envers la vérité. Il y aurait long à dire sur les tribulations, travestissements, manipulation et dénaturation de la vérité. Les traces sanguinolentes perpétrées contre la vérité demeurent dans l'inconscient collectif russe. Poutine revient jouer dans cette boue nauséabonde, dans l'ombre de la vérité. Les conséquences funestes non seulement pour la Russie mais également pour l'Occident sont incalculables. Quoi qu'en pense Poutine et les wokes, la vérité est indépendante des hommes et de leurs débilité profonde. L'inconscient collectif recèle l'archétype de la vérité. De sorte que, indépendamment de nos turpides funestes, la vérité, comme dit Soljenitsyne, triomphera.  Poutine se prépare des lendemains pénibles et aigres. Le pauvre, il se tire dans le pied en tirant sur les Ukrainiens. Il ne fait que répéter les erreurs du passé en commençant par Lénine qui n'a rien compris de Marx.

À la toute fin de son texte visionnaire, Jung cite un vers du poète allemand, Hölderlin : « Là où est le danger apparaît aussi le salut. » En tant que chrétien, je citerai pour ma part saint Paul : « Là où le malheur abonde, la grâce surabonde. » (Romains 5,20)



[1] Pierre Daco, Les triomphes de la psychanalyse, Paris, Marabout, 1977, p. 427.

[2] C.G. Jung, « Le problème psychique de l’homme moderne, in Problèmes de l’âme moderne, Paris, Buchet/Chastel, 1960, pp. 165-193.

[3] Voir Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Seuil, Éditions Minuit, 1979.

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