Pour une philosophie de l'horizontal et du vertical

 

La guerre menée en Ukraine par la Russie invite à chercher à comprendre l’irrationnalité de Poutine et du peuple russe qui le suit aveuglément. L’essai d’Alexandre Soljénitsyne, Le déclin du courage[1], peut aider à jeter quelque lumière. Il s’agit du texte d’une conférence prononcée par le dissident russe en 1978 à l’Université Harvard. Déchu de sa citoyenneté, Soljénitsyne s’est exilé aux USA depuis quatre années déjà. Sa bombe littéraire, L’Archipel du Goulag, paru en France en 1973, dressant le tableau d’une terrible répression exercée par l’ex-Union soviétique, le condamna à l’exil par les autorités du Kremlin.


Contrairement aux attentes de l’Ouest, Soljénitsyne n’encense en aucune manière ni l’Ouest (les États-Unis) ni l’Est (la Russie). Il se fait le critique acerbe des deux blocs. Autant l’Ouest que l’Est adhèrent pour ainsi dire à une philosophie « horizontale » du développement humain et civilisationnel, laissant radicalement de côté la dimension « verticale » de l’affaire, le spirituel. En somme, le dissident plaide pour ainsi dire pour la « croix », croisement de l’Horizontal et du Vertical. Autant à l’Ouest qu’à l’Est, la direction politique et sociale prise est celle de l’horizontalité, celle du matérialisme. Le matérialisme nie toute dimension spirituelle (verticale) à l’humanité. Dans les deux cas, autant à l’Ouest qu’à l’Est, il s’agit d’un « humanisme rationaliste ». Comme le soutint jadis le sophiste Protagoras d’Adbère, l’Homme devient la mesure de toute chose sur la base de la Raison humaine. Toute transcendance se trouve dès lors rejetée. L’Ouest et l’Est mènent une compétition féroce visant à établir la suprématie de l’une des conceptions horizontales du vivre sur Terre. Cela remonte au Siècle des Lumières en Europe où toutes les attaques visaient la civilisation chrétienne du Moyen Âge jugée débilitante par la modernité.

Quelle serait la cause de cette horizontalité tant désirée ? D’après Soljénitsyne, plusieurs facteurs entrent en jeu, principalement la recherche du  bonheur conduisant au bien-être général de l’humanité. Les diverses Constitutions politiques modernes, dont celle explicite de la Déclaration d’Indépendance des États-Unis (1776), font de la recherche du bonheur général leur visée fondamentale et ce, sur la base des droits de l’homme. D’où le détestable juridisme ou légalisme que dénonce l’auteur de l’Archipel du Goulag.

Il faut dire que les Droits de l’homme font appel à une éthique abstraite, universelle, impersonnelle, basée sur la Raison, par opposition à une éthique de la vertu qui avait cours avant les Lumières. Soljénitsyne n’en parle toutefois pas. En tout cas, l’éthique de la vertu provient principalement d’Aristote où la sagacité (phronèsis) en est la vertu principale. L’éthique abstraite des droits se substitua à une éthique fondée sur les bonnes dispositions à agir, à savoir les vertus, dont celle du courage. D’après Aristote, le courage constitue le juste milieu entre deux extrêmes, la lâcheté et la témérité. L’homme vertueux s’ajuste aux circonstances afin de trouver la conduite appropriée. Le Prince de Machiavel est celui qui sait s’ajuster aux circonstances dans l’exercice du pouvoir politique. Mentionnons également que, pour Aristote, l’amitié (philia) constitue la vertu civique et politique par excellence.

D’après le dissident russe, la recherche du bonheur général porte un dur coup à la vertu du courage. D’où, d’ailleurs, le titre de la conférence de l’auteur, Le déclin du courage. En somme, Soljénitsyne plaide pour une éthique de la vertu aujourd’hui parfaitement occultée.

Par ailleurs, il ne faut jamais perdre de vue que l’éthique des droits est apparu en Europe où triompha l’Optimisme voulant éliminer radicalement la misère, la souffrance et la mort, le malheur suprême. Or, c’est là une pure illusion dont les conséquences sont funestes, en particulier la disparition de la vertu du courage face à l’inévitable. En somme, le monde moderne a tout fait pour éliminer la mort, cette réalité indépassable. La récente pandémie l'a révélé : la maladie et la mort subordonnent la liberté des gens. La mort est à l’origine de la spiritualité et des religions. Sans la mort, la vie n’aurait aucun sens ni aucune valeur. Ce passage du Déclin du courage est particulièrement éloquent :

Si l’homme, comme le déclare l’humanisme, n’était né que pour le bonheur, il ne serait pas né non plus pour le bonheur. Mais corporellement voué à la mort, sa tâche sur cette Terre n’en devient que plus spirituelle : non pas un gorgement de quotidienneté, non pas la recherche des meilleurs moyens d’acquisition, puis de joyeuse dépense des biens matériels, mais l’accomplissement d’un dur et permanent devoir, en sorte que tout le chemin de notre vie devienne l’expérience d’une élévation avant tout spirituelle : quitter cette vie en créatures plus hautes que nous y étions entrés.[2]

Imaginons en effet l’homme immortel et indestructible, qui ne soit pas soumis au vieillissement et à la dégradation et éventuellement à la mort. Une tel être n’aurait aucune valeur, ni but ni aucun intérêt. Par exemple, il ne saurait être question d’éducation, d’effort, de dépassement, etc., car cet être n’y verrait aucun intérêt puisqu’il se sait être immortel. C’est donc que la mort est centrale dans l’existence humaine. Elle mobilise les meilleurs efforts, les arts et philosophie et la religion; bref, la civilisation.

Voilà la source du déclin du courage : l’éviction systématique de la mort. Certes, le Transhumanisme, qui origine du philosophe anglais Francis Bacon (1560-1626), principalement dans La Nouvelle Atlantide, croit qu’un jour la mort sera chose du passé grâce à la science et à la technologie. Il s’agit d’une utopie funeste. Autant à l’Ouest qu’à l’Est, les hommes font de la Science leur divinité profane. En tout cas, se priver de la mort, c’est niveler vers le bas, menant à la dévaluation de toutes choses grandes et bonnes.

« Personne, sur la Terre », conclut Soljénitsyne, « n’a d’autre issue que d’aller toujours plus haut. » Quiconque le réalise, réalise le grand mystère chrétien de la croix de Jésus Christ, là où l’horizontal rencontre le vertical en vue de notre dépassement.

Cela dit, force est de croire que la guerre innommable en Ukraine menée par Poutine et la Russie constitue une sorte de retour du refoulé : la Mort. Autant l'Est que l'Ouest, malgré toute la science et la technologie, réalisent que la mort est indépassable. La pandémie du coronavirus nous en avertissait déjà : la mort est toujours présente sur la Terre et ce, malgré le vaccin qui nous coûte les yeux de la tête et dont l'efficacité est fort limitée.

Quand donc apprendrons-nous qu'on échappe pas à la mort et que, sans Dieu, nous sommes impuissants ?



[1] Alexandre Soljénitsyne, Le déclin du courage, Paris, Les Belles Lettres, 2020, 64 pages.

[2] Soljénitsyne, op.cit., p. 62.

Commentaires

  1. Je vais limiter mon commentaire à cause de la référence aux «conditions d'utilisation de Google s'appliquent» «Big brother is watching you» soutenu par Orwell dans son livre «1984». Je croyais que ton blogue était indépendant. Disons qu'en principe j'abonde dans le sens de tes énoncées philosophiques sauf lorsque tu les subordonnes aux croyances religieuses. Je ne ressens aucune amertume envers les religions ni pour ceux qui y croient encore car j'estime et reconnais qu'on m'a inculqué certaines valeurs humaines indélébiles. Cependant, je ne crois plus au Dieu de la Bible, A.T. et N.T., ainsi qu'aux dogmes des religions. J'estime que mon parcours de vie est assez long, réfléchi et mature pour que j'adhère à un cheminement spirituel personnel, transcendant et relié à aucune religion. (Impossible à expliquer et disserter sur le WEB, trop longue histoire). Dieu existe! Étant un esprit, personne ne le connait en vérité. Je respecte l'opinion de Soljenitsyne, un homme admirable, mais je crois qu'il est dépassé par la conjoncture actuelle. De fait, Soljenitsyne n'est pas pour moi une référence pertinente, rationnelle dans l'état actuel des événements. La guerre en Ukraine est beaucoup plus complexe que les informations diffusées dans les média mainstream . L'enjeu politique, économique, international est interrelié et dépasse toutes les références que l'on peut attribuer à Poutine. Je m'intéresse à la politique internationale depuis des années. La petite politique domestique du Québec et du Canada me semble terne. Lorsque tu te réfères au siècle des Lumières, est-ce que tu connais qui sont les «Illuminati» qui sont à l'origine des changements de cette époque troublante? Je m'arrête ici! Amitiés Céline

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