Le casse-tête d'Augustin : Dieu en moi et moi dehors

 




Tard je vous aimée, Beauté si ancienne et si nouvelle, tard je vous ai aimée. C’est que vous étiez au-dedans, et, moi, j’étais dehors de moi !... Vous étiez avec moi et je n’étais pas avec vous. (Les confessions, XII, XVII)

 

Ce passage des Confessions de saint Augustin est célèbre à plus d’un titre. D’une beauté littéraire de premier ordre, le texte évoque une profonde sagesse spirituelle. Dieu n’est pas dans les êtres, les choses ou les personnes, comme le croyait Augustin avant sa conversion. Il est « en lui ». Augustin a mis du temps pour le réaliser. C’est qu’il relate dans ses Confessions.

Lorsqu’on cherche comprendre ce célèbre passage des Confessions, on se trouve confronté à une espèce de casse-tête. C’est surtout la seconde phrase qui constitue une redoutable énigme. Tel quel, affirmer : j’étais en dehors de moi, paraît parfaitement contradictoire, au sens où si je me trouve quelque part, à l’évidence, moi aussi je m’y trouve. Il y a là une sorte vérité de La Palice. De même, pour la troisième phrase : vous étiez avec moi et je n’étais pas avec vous. Dire Dieu est « en moi », j’y suis alors nécessairement aussi, puisqu’encore une fois, à l’évidence, je suis moi et, donc, je suis « en moi ». C’est là du moins à ce genre de perplexité qu’engendre une lecture littérale du texte.

Alors que veut dire au juste Augustin lorsque l’on dit que Dieu « est en lui » (ou « en moi ») ? Il s’agit là d’une métaphore spatiale. Tels les aliments que j’ingère, ou encore, comme une bactérie se logeant dans mon système digestif, ils se trouvent « en moi ». Ici, il n’y a pas de difficulté à comprendre la relation spatiale. Toutefois, dire Dieu est « en » moi, les choses se compliquent. En fait, il s’agirait plutôt d’une manière de dire que Dieu « est proche » d’Augustin, qu’Il se fait proche lui. Même là, nous sommes toujours dans la métaphore spatiale.

Augustin a cru jusqu’il y a peu que Dieu était loin de lui, inaccessible dans son ciel. Aveuglé qu’il était par la beauté des corps, il croyait fermement que Dieu se trouvait dans la beauté des corps. À présent, Augustin découvre étonnement que Dieu n’est pas dans les corps, aussi beaux soient-ils. Il se trouve plutôt dans une relation d’intimité avec lui. Dieu se trouve au plus intime de son âme, de son être. Ce que cet autre passage des Confessions (3, 6) s’efforce de dire mais toujours par le moyen de la métaphore spatiale : « Où étiez-vous donc alors pour moi et combien loin de moi ?... Dieu, vous étiez au-dedans de moi plus profondément que mon âme la plus profonde, et au-dessus de mes plus hautes cimes. »

Pour y voir plus clair, représentons-nous la personne humaine par un cercle. Chaque point de la circonférence représente un trait de caractère ainsi que les diverses pensées qui surviennent et qui se succèdent. Le moi est le point central placé au cœur du cercle. Chaque trait de caractère ainsi que chaque pensée se rapporte au moi, envisagé comme le centre de la personne.

Avant de connaître Dieu, Augustin raconte qu’il le trouvait dans les belles choses (le beaux corps) se trouvant à l’extérieur du cercle. Le Beau (Dieu) n’était ni sur les points de la circonférence, ni dans le point central du cercle, son moi. Le Beau (Dieu) se trouvait donc à l’extérieur de lui.

Or, à présent, Augustin dit connaître Dieu « comme étant au plus intime de lui-même ». Ce qui signifie, donc, dans notre représentation précédente de la personne, que Dieu se trouve au centre du point central du cercle. Au centre du moi, donc. En d’autres termes, le moi n’est plus un point central sans dimension, mais un minuscule cercle dont le centre se trouve être Dieu. Aussi, lorsque le moi réfléchit sur lui-même, sur qui il est, il trouve Dieu. C’est-à-dire que son centre lui donne l’être, à savoir être un moi. Ce centre, « plus intime que lui-même », c’est Dieu. D’où, dès lors, la métaphore spatiale voulant que Dieu soit « en lui ». Dieu n’est pas « en lui » mais au centre de lui, c’est-à-dire au centre du moi conçu comme cercle du cercle de sa personne.

Bien entendu, en se représentant, comme nous le proposons, la personne par un cercle dont le centre est le moi, alors que Dieu constitue le point central du moi, envisagé cette fois-ci comme cercle dont le point central est Dieu, nous demeurons encore dans la métaphore spatiale. Toutefois, la métaphore du centre paraît plus intelligible au plan symbolique que celle de la métaphore spatiale du Dieu « en moi ».

Sur le plan symbolique, le centre représente le dedans opposé au dehors, voire l’être opposé au non-être. Le moi résulte d’une conjonction des opposés. L’être, Dieu, a engendré le moi ainsi que la multitude des choses qui, en elles-mêmes, ne sont pas. L’Être suprême, le seul qui soit véritablement, est à l’origine de nous-mêmes, ses « Enfants ». C’est pourquoi, depuis Jésus Christ, nous l’appelons notre Père. Nous sommes grâce à Dieu. Sa Volonté est que nous soyons.

Saint Augustin a bien compris la leçon. Avec lui, nous passons d’une théologie centrée sur Dieu à une anthropo-théologie où l’homme est intimement lié à Dieu. Du Dieu juif, dominant sa création, régnant sur son peuple choisi, son Fils Jésus Christ a pris forme humaine afin de libérer l’homme de sa servitude au péché. Avec Augustin, un pas de plus de l’Homme vers Dieu est accompli.

Pour Augustin, l’âme et le moi ne font qu’un. Comme il l’écrit : « ego ipse anima sum » : « je suis âme moi-même ». (La grandeur de l’âme 30,61) L’âme n’est alors rien d’autre que le moi. Par conséquent, j’ai conscience de mon âme lorsque j’ai conscience de moi. Descartes, par la suite, reprendra la formule d’Augustin : cogito ergo sum : je pense, donc je suis. Mais ce n’est plus chez Descartes le moi comme tel qui prime, mais la pensée ou le moi pensant, le moi qui pense, qui donne l’être. Or, nous l’avons vu dans notre représentation de la personne, la pensée n’est qu’une modalité du moi. Contrairement à Descartes, donc, ce n’est pas la pensée qui est première comme chez Augustin, mais le moi, lequel reçoit l’être non du fait qu’il pense, mais de Dieu lui-même qui en est le créateur. Chez Descartes, donc, le moi a l’être, est, du fait qu’il pense, contrairement à Augustin pour qui le moi est parce que Dieu est la source de tout être. Rappelons que Descartes établit l’être de l’âme ou du moi parce qu’il pense. À la suite de quoi, Descartes prouve l’existence de Dieu par le moi pensant. D’où lui vient, demande-t-il, cette idée d’un être parfait distinct de lui-même parce qu’à l’évidence le moi de Descartes paraît nettement limité et imparfait ? Cette idée claire et distincte existe – Dieu -, non en lui-même, mais en dehors de lui. Cette idée d’un être parfait – Dieu – existe bel et bien, mais évidemment dans le monde intelligible des Idées. Voilà tout ce que Descartes se contente de dire à propos de Dieu.

Revenons à l’affirmation d’Augustin suivant laquelle « je suis âme moi-même ». De quoi s’agit-il ? D’une expérience intérieure de première importance. Il s’agit d’une prise de conscience radicale, d’un second degré ou de second niveau, celle touchant l’être intime d’Augustin. Dans la vie de tous les jours, l’affirmation « je suis mon âme », ou encore « je suis une âme », affleure rarement à la conscience. Rares sont ceux et celles qui font cette expérience consciente. En fait, seule une minorité en font l’expérience. Faire cette expérience a un immense impact sur la personne qui l’effectue. Celle-ci découvre pour ainsi dire une grande vérité à propos d’elle-même, quant à ce qu’elle est au plus profond d’elle-même, « au plus intime de moi-même », comme l’écrit Augustin. C’est cette expérience intérieure hors du commun qui conduisit Augustin à Dieu, à le découvrir comme étant « en lui ».

Avec Augustin, l’accès à Dieu ne passe plus d’abord et avant tout par la révélation contenue dans la religion chrétienne, la Bible, les rites et les sacrements, mais par l’expérience intime qui transforme radicalement la personne. On peut alors parler de « conversion » (« métanoia » en grec), c’est-à-dire de « retournement ». En effet, se convertir, c’est faire l’expérience intérieure d’une sorte de retournement impliquant la rencontre de Dieu « comme étant au plus intime de moi-même. »

Pour le redire à nouveau, ce n’est qu’avec Augustin que la foi chrétienne passe désormais par une expérience personnelle « profonde » de Dieu. Comme si le moi conscient s’ouvrait à une réalité plus large, plus ample, plus globale dont il ne soupçonnait pas jusqu’ici l’existence. Comme si, donc, le moi découvrait toute un pan de la réalité dont il était jusqu’ici inconscient.

Le mot est lâché : l’inconscient. Nous entrons ici dans la psychologie des profondeurs où le couple conscient / inconscient règne en roi et maître. Et ce n’est évidemment pas la psychanalyse freudienne qui peut nous aider à mieux comprendre l’expérience religieuse intérieure, mais la psychologie analytique de Carl Gustav Jung (1875-1961).[1]

Augustin fut fasciné par les plaisirs de « la chair » (ce qu’il appelle la « beauté » des corps) – le « sexe » dirions-nous aujourd’hui. À l’époque où il écrit Les confessions, Augustin avait compris qu’il fut inconscient de réalités transcendant la beauté des corps. Il cherchait Dieu. Il crut le trouver dans le sexe. À présent, il réalise qu’il se trompait. Il croyait à tort que Dieu se trouvait dans le plaisir suscité par les corps. Augustin était inconscient de la réalité divine. Plus tard – bien plus tard –, Augustin prit conscience de son errement.

Dans sa jeunesse, la conscience d’Augustin était fermée à Dieu. Certes, il cherchait Dieu ; il crut le trouver, comme on l’a dit, dans la beauté des corps. La formule « j’étais en dehors de moi » reste équivoque car elle invite à croire erronément qu’Augustin n’était pas lui-même à l’époque. En fait, le moi d’Augustin avait une conscience restreinte de ce qu’il était en réalité. Ce qui implique que le moi ne se limite pas à la simple conscience immédiate de ses contenus ou de ses objets. Il faut donc penser que le moi a des degrés de conscience dont il n’a pas forcément conscience. Ce qui introduit l’inconscient. Affirmer « je suis moi-même mon âme », c’est poser un acte de conscience plus large, plus ample, plus globale quant à ce que je suis en réalité. Comme si le moi conscient saisissait ce qu’il a toujours été sans qu’il le réalise. Ici, le moi conscient accède à l’inconscient, telle une goutte d’eau qui se sait appartenir à l’océan.

L’océan qu’est l’inconscient, c’est ce que Jung a appelé le Soi. Ce dont je suis appelé à être. Attention toutefois : l’océan qu’est l’inconscient n’est pas Dieu. Dieu est la source de l’océan. Par conséquent, Dieu est à la source du Soi inconscient. Dieu veut, en somme, que nous soyons.

Augustin écrit dans La Cité de Dieu : « Il n’est personne qui ne veuille être heureux ; et comment être heureux, sans être ? »[2] En d’autres termes, la condition nécessaire et suffisante pour être heureux, c’est d’être. Le problème vient de ce que nous cherchons, comme ce fut le cas avec Augustin, le bonheur « hors de nous-même » dans les choses et les objets extérieurs. La grande découverte d’Augustin fut de prendre conscience que le bonheur consiste essentiellement dans le simple fait d’être. Et c’est là, en prenant conscience qu’il est, qu’Augustin trouve le bonheur. Il conçoit ce simple fait d’être comme un don gratuit qui lui est fait. Or, ce don lui vient de Dieu qui n’est qu’Amour. Il tombe pour ainsi dire en amour avec lui-même – le Soi –, et surtout avec Dieu qui est à l’origine de son être, qui l’a engendré. Il s’agit d’une sorte de béatitude : « Heureux celui qui s’aime, car il connaît Dieu. » Recevant son être gratuitement de Dieu, il en va de même pour ses semblables qui ne le réalise pas pleinement. Aussi, Augustin va s’empresser d’annoncer à ses frères et sœurs, de leur annoncer la Bonne Nouvelle de la joie d’être grâce à Dieu le Père.



[1] Voir entre autres Frédéric Lenoir, Jung. Un voyage vers soi. Albin Michel, 2021. À consulter également le chapitre consacré à Jung, « L’expérience spirituelle », dans L’Odyssée du sacré, Albin Michel, 2023, p. 405-435.

[2] Saint Augustin, La Cité de Dieu, Livre XI, XXVI.

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