PETIT PRINCE, QUI ES-TU ?

 

PETIT PRINCE, QUI ES-TU ?

 

 

 


Un aviateur (Saint-Exupéry), échoué dans le désert, fait la rencontre étonnante d’un petit garçon blond sorti de nulle part. L’aviateur lui donne le nom de « petit prince ». Sous la plume d’Antoine de Saint-Exupéry, la rencontre de ces deux personnages donne lieu à un conte, Le Petit Prince. Publié en 1943 à New York, Antoine de Saint-Exupéry disparaîtra un an plus tard, le 31 juillet 1944, lors d’un d’une mission de reconnaissance au-dessus de la France.

Pourquoi un conte, et pas plutôt un roman, une nouvelle ou un essai ? Les contes appartiennent à une forme littéraire précise, celui du merveilleux, du fabuleux, du magique et de l’imprévisible. Au XXe siècle, les contes se font plutôt rares, ils remontent à l’Antiquité et se poursuivent jusqu’à l’époque romantique. Le rationalisme des Lumières mit un holà sur les contes. C’est que la Raison (les Lumières) cohabite assez mal avec le Merveilleux.

Qui dit Raison, dit conscience. Qui dit Merveilleux, fait appel à l’inconscient. Le couple conscient / inconscient fut rendu célèbre au XXe siècle par les œuvres, entre autres, de Sigmund Freud (1856-1939). Le conte se prête excellement bien à l’expression de l’inconscient. Les rêves, entre autres, sont la voie royale pour exprimer l’inconscient. En effet, ils sont remplis de réalités étranges, bizarres, fantaisistes. Le conte, si l’on veut, donne un cadre à l’expression de l’inconscient. Le Petit Prince de Saint-Exupéry en est un bel exemple. L’inconscient personnel de Saint-Exupéry s’exprime parfaitement au travers du conte. Comme l’écrit Paul Webster, auteur d’une biographie de Saint-Exupéry,

« Il n’y a, bien sûr, aucun doute sur l’identité du personnage central du Petit Prince. Le petit garçon blond qui dialogue avec Saint-Exupéry pilote n’est autre qu’Antoine lui-même…»[1]

En somme, par le biais du conte Saint-Exupéry fait dialoguer son inconscient avec son conscient. En fait, le petit prince, personnage irréel, fictif, constitue le personnage central dans l’inconscient propre de Saint-Exupéry. Nous y reviendrons.

L’inconscient ne se laisse pas dire dans le langage de tous les jours, le langage « horizontal », pourrait-on le nommer. Celui où tout s’explique et se comprend de manière rationnelle. Aussi, Saint-Exupéry forgea une sorte de nouveau langage pour mettre en mots ce qui ne parvient pas à s’exprimer au travers du langage « horizontal » qui reste celui de la raison. Dans Le Petit Prince, Saint-Exupéry met en place un langage « vertical » croisant celui de l’horizontal. La jonction des deux langages forme donc une croix.

La croix possède un contenu hautement symbolique. Elle ne renvoie pas forcément au symbole chrétien, bien que l’intersection de l’horizontal ainsi du vertical, au sens littéraire qu’adopte l’auteur, vise à révéler un savoir de premier ordre, essentiel. C’est le secret du renard au petit prince, « l’essentiel est invisible pour les yeux » (chapitre XXI).

Celui, par exemple, qui regarde un crucifix de manière « horizontale » ne voit rien d’important, d’essentiel, de « vertical ». Au mieux, il ne voit qu’un cadavre suspendu à l’instrument de torture chez les Romains. Or, pour un chrétien, il s’agit de bien autre chose, car il y perçoit le symbole de Mort-Résurrection. En somme, la mort n’est pas la fin : il y a (ou il y aura) résurrection. C’est la Bonne Nouvelle de l’Évangile.

La croix, comme symbole, toutefois, ne se réduit pas à la seule signification chrétienne. Il s’agit en fait de ce que le psychologue suisse Carl Gustav Jung (1875-1961) - concepteur après Freud de la psychologie analytique mettant en jeu les relations entre le conscient et l’inconscient - a baptisé d’« archétype ». Plus précisément, la croix appartient à l’archétype de la quaternité.

La quaternité renvoie à la Totalité : les quatre saisons, les quatre directions géographiques, les quatre éléments, etc. Une croix, entre autres exemples, possède quatre branches liant le bas, le haut, la gauche et la droite. Elle fait œuvre de synthèse et de mesure.

Pour me répéter, le conte de Saint-Exupéry, conjoignant l’horizontal au vertical, conjoint des opposés. C’est ce que les médiévaux désignaient par compositio oppositorum. L’archétype de la quaternité engage donc un processus liant, combinant, amalgamant, des contraires dans une synthèse supérieure.

En passant, la fleur qui éclot sur sa planète du petit prince, et dont il tombe en amour, avait, non pas deux ni trois épines, mais bien quatre (chapitre IX). (Plus tard (chapitre XVIII), le petit prince parcourant le désert terrestre, aperçoit une fleur n’ayant que trois pétales. Elle l’indiffère.) Montrant ses quatre épines, la fleur ne craignait ni les tigres ni les moutons. Que la fleur, dont le petit prince tombe amoureux, possède quatre épines et non trois peut, évidemment, relever du simple hasard de l’imaginaire de l’auteur, résultant par conséquent d’un choix arbitraire. Toutefois, lorsqu’on connaît, en psychologie jungienne, la puissance symbolique que revêt l’archétype de la quaternité, les quatre épines de la fleur demeurent intrigantes et signifiantes.

Ce n’est toutefois pas tant la quaternité qui fascine, que la fleur elle-même en tant qu’elle répond à l’archétype que Jung appelle l’Anima, c’est-à-dire la partie féminine de l’inconscient de l’homme (tout comme l’Animus désigne la partie masculine dans l’inconscient de la femme). Au fond, la fleur du petit prince participe de l’archétype de la Femme. De sorte que, à mon humble avis, les quatre épines de la fleur représenteraient l’archétype de l’Animus chez la femme.

La conciliation de l’Anima et de l’Animus est vital pour tout être humain, selon la psychologie de Jung. Elle vise le principe d'individuation : devenir une personne, en somme en bonne et due forme. La conciliation, voire la réconciliation, de l’Anima et de l’Animus constitue, toujours chez Jung, l’archétype central de l’inconscient qu’est le Soi. Chez Jung, le Soi constitue l’Être profond que chacun de nous est appelé à devenir. Lui aussi, comme la quaternité, représente la Totalité. En fait, l’Enfant constitue une représentation symbolique du Soi, à savoir la Totalité (à venir). Comme le dit Jésus à ses disciples : « Si vous ne changez pas pour devenir comme des enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux. » (Matthieu 18,3)

Par conséquent, le petit prince constitue une représentation du Soi de l’aviateur (Saint-Exupéry). C’est pourquoi le dialogue entre l’aviateur et le petit prince constitue une forme de dialogue entre le conscient (l’aviateur) et l’inconscient (le Soi de l’aviateur sous la forme du petit prince lui-même). L’Horizontalité croise la Verticalité.  De sorte que le petit prince serait une partie du Soi inconscient de l’aviateur, plus précisément d’Antoine de Saint-Exupéry. 

La fleur, par ailleurs, dont est amoureux le petit prince représente la partie féminine inconsciente de Saint-Exupéry, l’Anima. Évidemment, l’Anima est celle perçue chez Consuelo par Antoine. Quoi qu’il en soit, la fleur représente le travail difficile du conscient d’Antoine afin parvenir à l’union de l’Anima et de l’Animus, la visée de son Soi inconscient.

L’aviateur ne rigole pas. Il a conscience de vivre un drame. Il vient de s’écraser dans le désert, et tente désespérément de requinquer son engin. Surgi alors de nulle part un petit bonhomme blond. Au lieu de l’envoyer paître, l’aviateur l’accueille. En termes psychologiques jungiens, le moi conscient accueille, malgré la réalité concrète éprouvante, l’interpellation du Soi. La réalité concrète éprouvante, pour le répéter, c’est la relation en dents de scie d’Antoine avec son épouse Consuelo. En termes chrétiens, c’est dans la faiblesse, dans l’impuissance éprouvée comme radicale, que la puissance de Dieu se trouve maximale (voir saint Paul, 2 Corinthiens 12,9). Il y a là une sorte de paradoxe. C’est celui de la Croix qui signifie à la fois mort et résurrection.

Nos existences ressemblent souvent à ces chutes abyssales où tout paraît chavirer. Surgi alors une force, une puissance de vie, venue de nulle part, qui veut (intentionnellement) nous sauver. Cette puissance de vie vient du Soi (ou de Dieu pour un chrétien). Malheureusement, très souvent, la plupart d’entre nous s’en fichent carrément ou ne saisissent tout simplement pas la bouée qui nous est ainsi proposée par le Soi inconscient (ou Dieu).

De manière remarquable, voire étonnante, l’aviateur (le moi conscient en la personne de Saint-Exupéry) ne réagit pas de manière outrée ou violente devant ce qui se passe. Il reste calme et serein. La vie conjugale avec son épouse, Consuelo Sucin, est difficile. Ils en ont vécu des crises et des prises de bec ! Son biographe, Paul Webster, raconte entre autres qu’à l’époque où il rédigeait Le Petit Prince, Antoine appela en pleine nuit sa femme pour lui faire cuire des œufs brouillés. Plus tard, dans la même nuit, il interpela à nouveau sa femme : « J’ai besoin de Maurois [André Maurois, un ami d’Antoine qui dormait chez lui ce soir-là] ou de vous pour jouer aux échecs avec moi. »[2] On comprend que le pauvre Antoine devait être un charmant casse-pieds pour Consuelo. Antoine se savait être très désagréable. Pourtant, il aimait (mal) Consuelo.

Nul doute que la fameuse fleur qui éclot un jour sur la planète du petit prince (chapitre VIII) représente l’épouse de Saint-Exupéry, avec qui il a bien du mal à vivre pleinement son amour. Dans les faits, au moment où devait bientôt paraître Le Petit Prince, soit vers Noël 1942, le couple était proche de la rupture.[3]

De même, dans le conte, en raison de sa difficulté à aimer sa fleur, le petit prince quitte sa planète afin d’apprendre à mieux se connaître et, surtout, connaître ce qu’est l’amitié, espérant par ce moyen être en mesure d’« apprivoiser » sa fleur.

Visitant la terre, le petit prince parcourt le désert. Le désert… Quel autre splendide symbole ! « Le désert », lit-on dans le Dictionnaire des symboles : « comporte deux sens symboliques essentiels : c’est l’indifférenciation principielle, ou c’est l’étendue superficielle, stérile, sous laquelle doit être recherche la Réalité. »[4] Le petit prince arpente donc le vide et le néant, sous lequel toutefois se terre l’essentiel.

Le petit prince cherche à rencontrer des hommes (chapitre XVI). Rares sont-ils. À défaut de quoi, il rencontre un renard. Que représente donc sur le plan symbolique le renard ? Certes, traditionnellement, le renard présente une figure contradictoire : il est rusé mais perfide. Or, justement, pour survivre parmi les hommes, il faut être, comme on dit, « fin renard », c’est-à-dire avisé et astucieux. Les hommes, en effet, chassent les renards qui mangent les poules qu’élèvent les hommes ; il convient donc de jouer de prudence. Ils ont des fusils puissants. Il faut donc d’être agile afin de déjouer les hommes-chasseurs. Le petit prince, à la recherche d’un ami, se prend donc d’amitié pour le renard.

Le renard est plus qu’avisé et astucieux. Il est sage. À cet égard, le renard participe de l’archétype du Vieux-sage lequel participe à celui du Soi - comme d’ailleurs tous les autres archétypes, car c’est l’archétype central, celui de la Totalité (jamais achevable). En somme, le moi conscient n’a jamais fini de découvrir les richesses infinies que le Soi recèle. Voilà ce qu’est le renard : une figure symbolisant le Soi. Les deux deviennent amis. Traduction psychologique : le moi conscient et le Soi inconscient coopèrent, le moi devant apprivoiser le Soi.

D’où la source du secret du renard :

on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux (chapitre XXI). Voilà la sagesse du Petit Prince.

En somme, les apparences sont trompeuses. La conscience se fourvoie. Elle a besoin de recul, de retrait. Ce que lui procure le Soi qui, lui,  saisit l’essentiel. En fait, le Soi est l'Essentiel.



[1] Paul Webster, Vie et mort du petit prince, Paris, Le Félin, 2002, p. 266.

[2] Paul Webster, op. cit., p. 268.

[3] Ibid., p. 272.

[4] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Laffont,1982, p. 349.

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