À coeur battant, la critique

 


Après avoir louangé dans mon denier billet la série radio-canadienne À cœur battant, je procéde dans ce qui suit à sa critique. Ma critique vaut aussi pour l’autre série populaire à Radio-Canada, Stat.

Justement, débutons par Stat. L’épisode du 14 novembre dernier présente entre autres le déménagement d’Emmanuelle dans sa nouvelle demeure. Avec son fils Jérémy, tous deux enterrent les cendres de François Éthier dans la cour arrière de leur nouvelle propriété. Avant d’enfouir le sac de cendre sous les pelletés de terre, Emmanuelle et Jérémy, à tour de rôle, remercient François pour tout ce qu’il a apporté de bien dans sa vie.

C’était touchant sur le coup. Après réflexion, l’idée d’enfouir les cendres de François dans la cour m’est apparu pour le moins discutable. Certains enterrent leur animal domestique dans leur arrière-cour. D’accord. Mais les cendres d’un être humain ? N’est-ce pas là l’appropriement individualiste de ce bien collectif qu’est la vie d’un être humain ? Traditionnellement, le corps du défunt était déposé dans un cimetière qui est un lieu appartenant à l’Église, c’est-à-dire à la communauté paroissiale. Dans le cas de François Éthier, celui-ci n’appartient plus à la communauté religieuse, bien entendu, ni à sa famille, mais à deux personnes, importantes certes, sa femme et son fils. Les cendres de François serviront donc à engraisser le sol où émergera des plantes et des fleurs.

Dans Stat, donc, la mort, en somme, ne comporte plus de valeur absolue. En contexte judéo-chrétien – contexte prévalant jadis à l’hôpital Saint-Vincent, faut-il le rappeler - constitue le retour de sa créature vers Dieu créateur.

Laïcité oblige, la mort a perdu tout sens. Reste la souffrance humaine, le deuil. Aucun au-delà, aucune transcendance n’est plus à porter de main. Perte totale donc du sacré. Certes, dans Stat, la souffrance afflue à gros brancard à l’hôpital Saint-Vincent. La souffrance des patients et de malades sont traités uniquement par la science et la technologie de pointe. Même le psychiatre, Philippe Dupéré, spécialiste des « maux de l’âme », comme on disait auparavant, s’en remet à une psychologie humaniste et comportementale. Tout ce qu’il y a de plus « horizontale ». Toute « verticalité » se trouve bannie. Nous sommes au XXIe siècle, et le passé catholique du Québec, où les communautés religieuses avaient à charge antérieurement de la santé publique, est bel et bien terminée. Plus aucun aumônier, évidemment. Certes, dans Stat, il y a la douce et tendre travailleuse sociale, Delphine. Mais elle est fort limitée.

La cruelle souffrance est ainsi laissée entre les mains des principaux intervenants en soins de santé. Certains d’entre eux forment une sorte de famille. Ils s’épaulent mutuellement. Ce qui rend la série si attachante, parce qu’humaine après tout. Mais rien ne va au-delà. L’au-delà, le crucifix, le prêtre, la Vierge Marie, out. Pour être méchant, on pourrait dire que la série fait de la souffrance humaine sa marchandisation.

Ce que j’appelle l’au-delà, le transcendant, etc., c’est ce qu’on appelle le sacré. Autant dans Stat que dans À cœur battant, le sacré est banni, honni. Qu’est-ce que le sacré ? demanderez-vous alors. C’est le Tout-Autre. C’est ainsi que l’a défini le théologien protestant Rudolf Otto (1869-1937) : « Ce qui est étranger, et nous déconcerte, ce qui est absolument en dehors du domaine des choses habituelles, comprises, bien connues, et partant ‘familières’ ; c’est ce qui s’oppose à cet ordre de choses et, par là même, nous remplit de cet étonnement qui paralyse. » [1] La mort, évidemment, ouvre au sacré défini en ce sens : elle nous déconcerte ; elle nous paralyse ; elle nous arrache au train-train de la vie quotidienne, banale, terne et grise. De sorte que la mort nous ouvre au divin, au sacré par excellence, le TOUT-AUTRE par excellence. Dans Stat, la mort est banale, donc dépourvue d’émoi sacré.

Au contraire, dans À cœur battant, la mort – celle de Julie L’Allier, en particulier - ainsi que celles de Patrick et d’Édith -, saisit d’effroi. Christophe est constamment visité par le fantôme de sa sœur abusée, comme lui, dans sa jeunesse. L’auteure, Danielle Trottier, n’a aucune espèce d’hésitation à montrer à l’écran ce qui n’est pas rationnel : Julie L’Allier venant hanter son frère à plusieurs occasions.

Évidemment, il y a cette scène complètement irrationnelle, mais combien évocatrice du Sacré, lorsque Édith, Patrick et Julie marchent, sous la pluie, derrière Christophe. Celui-ci se tient debout malgré les innommables événements qu’il encaisse coup-sur-coup. Il se penche la tête, tel le Christ sur la croix pour dire comme Lui : Tout est accompli.

Je l’ai proposé dans mon précédent billet : Christophe L’Allier est une figure du Christ. Danielle Trottier n’est évidemment pas allée aussi loin. Cela se comprend. Son mandat radio-canadien l’oblige à ne pas aller au-delà des diktats de la laïcité. Si elle avait eu l’audace d’aller dans la direction du sacré, Radio-Canada aurait sans doute posé cet avertissement en rouge : « Cette série peut contenir des représentations sociales et culturelles différentes de celles d’aujourd’hui. Nous tenons à aviser le spectateur. » En effet, la représentation du SACRÉ est sacrement perturbante pour les bien-pensants. Ils vont tout mettre en œuvre pour refouler ces monuments de l’inconscient collectif.



[1] Rudolf Otto, Le Sacré. L’élément non-rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1969, p. 46.

Commentaires

  1. Fascinans et tremendum. Le sacré ne s'apprehende pas par la raison raisonnante.

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