EXISTENTIALISME ET PSYCHOLOGIE DES PROFONDEURS DE JUNG

 


Qu’est-ce que l’existentialisme ? Une philosophie qui a cherché à se distancier radicalement du rationalisme qui domina l’Occident depuis le siècle des Lumières, et dont nous sommes toujours les héritiers. Qu’est-ce que le rationalisme ? Une philosophie fondée sur la raison. Prenons l’exemple de la conscience humaine. Le rationalisme dira que tout acte de conscience est un acte de pensée et que toute pensée, quelle qu’il soit, rêver par exemple, implique un moi, un je pensant. Même si ma vie ne serait qu’un rêve, il reste, selon le rationalisme, que ce rêve est le mien même si, par ailleurs, ce rêve est loufoque et délirant. C’est la raison qui le dicte. C’est ainsi que raisonna René Descartes, tenu comme le père fondateur de la philosophie moderne. Rappelons son fameux cogito : Je pense, donc je suis. Pour le rationalisme, donc, ma conscience n’est qu’un moi pensant. Il dira encore que la conscience est toujours conscience de quelque chose. Ce n’est pas faux. Toutefois, cela s’avère si abstrait que ça ne veut rien dire du tout.

L’existentialisme se veut une réaction au rationalisme. Il est apparu au XXe siècle avec Martin Heidegger (1889-1976), Karl Jaspers (1883-1969), en Allemagne, et, bien entendu, en France avec Jean-Paul Sartre (1905-1980), Albert Camus (1913-1960) et Merleau-Ponty (1908-1961), bien que le philosophe danois, Sϕren Kierkegaard (1813-1855) les aient tous précédés. Ce qui précéda le mouvement existentialiste, ce fut le mouvement phénoménologique, dont Edmund Husserl (1859-1938) en fut l’illustre représentant.

En gros, pour dire les choses succinctement sans entrer dans les détails techniques des doctrines, la phénoménologie s’intéresse aux phénomènes tels qu’ils apparaissent à la conscience. Prenons la « croyance en Dieu » comme exemple de phénomène de conscience. Le phénoménologue, à la différence du penseur rationaliste, s’abstient de tenir la croyance en Dieu comme étant irrationnelle. Il tentera plutôt de comprendre ce qui est. Il cherche à identifier le contenu intentionnel de ce qu’implique de croire en Dieu, encore une fois, sans juger ou dénigrer la croyance en question. Pour un chrétien comme moi, par exemple, la croyance en Dieu est celle de la croyance en un Père éternel, bienveillant, tout puissant d’amour qui offre son Fils unique pour sauver l’humanité, etc. Notons bien : il s’agit d’un « croire en… », et non pas d’un simple « croire que… ». La différence est subtile mais importante. Comme bien des gens, je crois en la démocratie. Or, croire en la démocratie cela implique, entre autres choses, que j’engage ma vie, mon existence, mon être tout entier en faveur de la liberté des gens. Si je crois que la démocratie existe depuis, disons la Révolution française, il ne s’agit que d’une croyance pouvant être vraie (ce qui est en partie vraie), voire fausse (car, en fait, une certaine forme de démocratie exista en Grèce ancienne à Athènes au VIe et Ve siècle avant notre ère). D’ailleurs, la prière du Credo débute par les mots : « Je crois en Dieu le Père tout-puissant… » Croire en Dieu, donc, c’est en somme, Lui faire confiance, et non pas comme tel affirmer que Dieu existe. Bien sûr, faire confiance à Dieu implique que Dieu existe, mais l’existence ici de Dieu est pour ainsi dire secondaire. C’est précisément cela qui est visé intentionnellement dans le croire en Dieu, et c’est précisément ce que le penseur rationaliste rate complètement. En somme, le rationaliste ne daigne pas connaître l’intentionnalité en cause dans l’acte de conscience consistant à croire en Dieu. Le phénoménologue, quant à lui, tient l’intentionnalité comme étant la prunelle de ses yeux. Qu’est-ce donc que l’intentionnalité ? C’est une propriété de la conscience humaine par laquelle la conscience donne un sens, une direction, une finalité. Je regarde par exemple mon voisin qui balaie sa cour-arrière. Son action conscience est celle visant, ayant pour but, comme finalité, de nettoyer, libérer la cour des saletés, de la poussière, des déchets, etc., qui l’encombre. N’y voir qu’un homme donnant des coups de balais ça et là, c’est passer à côté de l’intention du balayeur. Bref, c’est manquer l’essentiel. Comme le disait le renard au petit prince : « L’essentiel est invisible aux yeux. »

Le rationaliste a la détestable manie de réduire systématiquement toute croyance au type « croire que… » oubliant et évitant de la sorte tout ce à quoi s’engage, au risque et péril de sa vie, le croyant qui croit en Dieu. Bref, le penseur rationaliste est aveugle à l’intentionnalité de la conscience du croyant. Celui ou celle qui croit en Dieu, en effet, fait bien autre chose que croire puisqu’il fait confiance. Il réussit à mettre de côté, ses craintes, son angoisse, sa peine, son désarroi, etc. Il fait preuve d’un grand courage. Voilà bien la foi (fides). La foi, comme croire en…, est donc loin d’être une croyance loufoque, déraisonnable. C’est une vertu, tel le courage. Voilà ce que le phénoménologue capte dans la croyance religieuse.

Le lien existant entre la phénoménologie et l’existentialisme coule alors de source : celui ou celle qui croit en…, c’est-à-dire place sa confiance en…, engage son existence. D’où l’importance que prend l’existence, son épaisseur, dans la philosophie existentialiste.

Certes, un philosophe existentialiste comme Jean-Paul Sartre est athée. Plus précisément, Sartre est un humaniste en ce sens que, pour lui, il n’y a rien au-delà de l’existence humaine. Dieu, comme la raison, est une lubie, une sorte de fantôme abstrait qui masque la réalité concrète, « horizontale », de l’existence. Toutefois, Sartre reconnaît volontiers l’analyse du phénoménologue voulant que le croyant engage sa vie, assume la croyance en laquelle il s’engage orientant son existence. C’est son choix, point à la ligne. Là-dessus, Sartre n’a rien à redire. Toutefois, s’engager envers une lubie, à l’égard d’une illusion, etc., n’est pas le choix de l’auteur de L’existentialisme est un humanisme. Au pire, il s’agit d’un cas de mauvaise foi qui appartient à la conscience du croyant, dans le cas, par exemple, où le croyant croit en Dieu parce que, disons, la famille à laquelle il appartient a toujours cru en Dieu, ou encore parce que s’il ne croit pas il ira enfer. Aussi, avant de juger ou de condamner le croyant, il convient de déterminer précisément en quoi consiste l’intentionnalité de sa conscience.

Supposons, encore comme le soutenait Sigmund Freud (1856-1939), le père de la psychanalyse, que le croyant en Dieu adhère à sa croyance parce, disons, « il ne peut faire autrement ». D’après Freud, dans l’énoncé je ne peux faire autrement, le croyant exprimerait l’intentionnalité suivant laquelle la force de ses désirs (sexuels en particulier) soit irrépressible - sauf pour un Père céleste tout-puissant capable de réprimer ses désirs impérieux. Évidemment, dans ce cas, toujours selon l’analyse freudienne, l’intentionnalité du croyant se trouve réduite aux désirs sexuels. C’est pourquoi on qualifie la position de Freud à l’égard de la conscience de réductionniste. En somme, Freud embrigade la conscience religieuse dans un rapport étroit à la sexualité.

La psychologie freudienne est rationaliste en ce qu’elle réduit la conscience humaine à autre chose qu’elle-même (en l’occurrence, à la sexualité). La neurologie ne fait pas mieux : celle-ci réduit la conscience aux événements chimiques se déroulant dans le cerveau. C’est ainsi que triomphe aujourd’hui la thèse matérialiste voulant que l’esprit soit inutile et illusoire, seule la matière existe.

Un philosophe existentialiste chrétien, Gabriel Marcel (1889-1973), a défini la personne humaine comme un être capable d’affronter.[1] Remarquons encore ici le trait caractéristique du philosophe existentialiste : il ne part pas de l’abstrait, de la raison, mais du « concret », celui de l’existence. Nous sommes « en situation » de crise, de combat, de tourment, suscitant la peur et l’angoisse. Mais, dit Marcel, nous disposons d’une capacité que nous nommons aujourd’hui « résilience ». Notons encore ici le refus chez Marcel de définir la personne telle une substance métaphysique, disposant d’une essence, comme le veut la vieille tradition remontant à l’Antiquité où il était alors de la fameuse hypostase signifiant littéralement ce qui se tient (stasis) sous l’apparence (hypos). Selon la posture existentialiste à la Marcel, la personne est désormais saisie comme « être-là, en situation ».

Dans un texte datant de 1933, faisant suite à une pièce de théâtre Le Monde Cassé, Marcel répond à une question lancinante qui a marqué le cours de l’histoire de la métaphysique, la question de l’être :

L’être est-il ? Qu’est-ce que l’être ? Mais sur ces problèmes je ne suis porter ma réflexion sans se voir creuser sous mes pas un nouvel abîme : moi qui interroge sur l’être, puis être assuré que je suis ?[2]

La question métaphysique séculaire rebondit pour ainsi à la face du phénoménologue qu’est Gabriel Marcel. Comme on dit depuis Thomas d’Aquin, la question de l’être est celle de l’un des cinq « transcendantaux », avec celle de l’Un, du Quelque chose, du Vérité et du Bien.

Par conséquent, poursuit Marcel, « Poser le problème ontologique, c’est s’interroger sur la totalité de l’être et sur moi-même en tant que totalité. »[3] Marcel, toutefois, frappe ici un mur, car le moi ne peut être l’objet d’une étude objective car je ne puis jamais être étudié objectivement comme un être quelconque, tel l’eau, le soleil, un gaz, etc. En d’autres termes, je suis toujours pour moi-même un mystère jamais un problème. En science, il n’y a que des problèmes, pas de mystères. Certes, la médecine peut étudier la mort, ses causes et ses effets. Mais ma propre mort n’est pas susceptible d’une étude scientifique, car je suis partie prenante du phénomène. Je ne puis donc m’étudier moi-même comme j’étudierais un insecte inconnu. Pas d’objectivation possible ici. Aussi, ceux qui se penchent sur l’étude de l’esprit humain, l’étudie en tant que problème, jamais comme mystère. C’est pourquoi aucun livre de philosophie ne saurait porter le titre de Problèmes de philosophie.[4] Car, en philosophie, il n’a aucun problème, mais uniquement des mystères.

Il n’y a donc pas, à strictement parler, de problème au sujet du moi, mais uniquement un mystère. Aussi, la question Pourquoi j’existe ?, est une question maladroite ou malheureuse. La science peut en donner les causes, mais jamais le sens.

Le moi reste donc une un mystère en quête de sens. Nous en savons déjà beaucoup. Nous savons entre autres que le sens est sans fond. Donc, le mystère est sans fond. Ici, la parole du Siracide coule de source :

Lorsque l’homme en a fini, c’est alors qu’il commence.

S’il s’arrête, sa perplexité demeure. (18,7)

 

Le mystère apparaît toujours pour rationaliste comme un échec. Le rationaliste ne carbure qu’aux problèmes. C’est en réalité une mécompréhension du mystère. Notons que le mot mystère vient du grec signifiant initié, myste. Un initié est celui qui participait à des cérémonies, des rites, des cultes tenus secrets. Ils y apprenaient des connaissances de nature symbolique. Le mot est lâché : symbole. En fait, le myste – l’initié – s’initiait au langage symbolique. Qu’est-ce qu’un symbole ? Autre mot d’origine grecque : sumbolon, lancer ensemble. Il s’agit d’un signe de reconnaissance. Par exemple, lorsqu’un disciple du Christ en rencontrait un autre, tous deux présentaient soit un pain, soit un poisson. Pain et poisson constituaient pour ainsi dire leur carte d’identité. En fait, le symbole est un signe, mais un signe figuratif désignant un sens, pourvu d’une signification. Celui qui voit le drapeau du Québec, y voit quatre fleurs de lys entourant une croix blanche sur un fond bleu. Tous ces signes, ainsi que les couleurs, sont symboliques : ils désignent des réalités difficilement représentables : le français (les lys), la croix (la religion catholique), le fond bleu (le ciel) ; le blanc (la pureté, voire la neige). On le constate : la signification du symbole est sans fin, sans fond ; elle est large et ouverte. Il convient aussi de remarquer que le symbole est un signe de reconnaissance, d’identité personnelle.

Le cœur, comme symbole, par exemple, désigne l’être profond de la personne humaine. Ce n’est pas seulement qu’un organe anatomique. Le cœur représente ce qui est authentique, vrai, précieux, de première importance. Bref, le symbole du cœur est d’ordre du divin. Le prophète Ézéchiel en dit ceci :

 

Et je vous donnerai un cœur nouveau, et je mettrai en vous un esprit nouveau : j’ôterai de votre chair le cœur de pierre, et je vous donnerai un cœur de chair. Je mettrai en vous mon Esprit. »(36, 26-27)

 

En fait, le cœur est cette partie supérieure du moi – lequel est ce pauvre et misérable ‘cœur de pierre’ comme le désigne Ézéchiel.

L’ordre du mystère, donc, est celui du symbole, du langage symbolique. Ce langage renvoi à la partie la plus haute du moi, le cœur – le ‘cœur de chair’ dit encore Ézéchiel. Par conséquent, bien que, selon Gabriel Marcel, on ne puisse jamais objectiver le moi comme un quelconque objet du monde physique, on peut au moins affirmer que le moi a pour ainsi une partie inférieure et une partie supérieure.

 

*

 

C’est ici que nous introduisons la psychologie analytique (ou psychologie des profondeurs) de Carl Gustav Jung (1875-1961). Disciple au départ de Freud, Jung s’est rapidement dissocié de son maître viennois. Il introduisit en psychologie (des profondeurs) de notions clés telles celles, bien entendu, d’inconscient, d’inconscient collectif, d’archétype, mais surtout celle du Soi (das Selbst). Le Soi, pour le dire rapidement, est cette partie supérieure du moi dont nous avons parlé précédemment. L’être profond de la personne, si l’on préfère. L’« âme » comme on disait autrefois. Plus précisément, le Soi est le moi supérieur, mais inconscient. Le moi, lui, inférieur, est conscient. Faire advenir le Soi inconscient dans le moi conscient, c’est la tâche de toute une vie. En termes jungiens, le Soi est l’archétype (inconscient) de la totalité du moi dans le conscient. À cet égard, on rappellera ici le mot de Gabriel Marcel suivant lequel s’interroger sur l’être, c’est «… s’interroger sur la totalité de l’être et sur moi-même en tant que totalité. » Marcel, en d’autres termes, avait pour ainsi dire entrevu les vues de la psychologie des profondeurs de Jung. S’interroger sur l’être, objet par excellence d’étude de la métaphysique, en somme, c’est s’interroger sur le Soi, le Soi-même, en tant qu’archétype central de l’inconscient. Jung n’a fait, selon moi, qu’effleurer ce vaste domaine. Il s’est toujours refusé à aborder ce topique psychologique de première importance d’un point de vue métaphysique. Il est toutefois fort à parier que s’il avait connu l’existentialisme de Marcel, Jung y aurait souscrit. Car, au fond, le mystère dont parle l’existentialiste français a précisément le statut de la psyché. Celle-ci est tout autant spirituelle que matérielle. Certes, divisés que nous sommes, nous distinguons (surtout depuis Descartes) l’esprit de la matière. Or, ce dont nous devons réaliser c’est que matière et esprit ne forme qu’une seule et même chose. On ne saurait, en effet, parler de matière sans esprit et, inversement, on ne saurait parler d’esprit sans matière. C’est ce qu’Aristote avait compris en soutenant la « cause formelle » : il n’y a pas chose ou de substance sans une certaine forme. Le matérialiste est celui ou celle qui prétend dire ce qui ne peut être dit : il n’y a que de la matière.



[1] Gabriel Marcel, « Remarques sur les notions d’acte et de personne » in Essai de philosophie concrète, Paris, Gallimard, 1940, pp. 159-180. L’essai est daté de 1935.

[2] Gabriel Marcel, Position et approches concrètes du mystère ontologique. Paris, Beatrice-Nauwelaerts, 1967, p. 54. Je souligne le mot problème.

[3] Ibid, p. 55. Je souligne à nouveau le mot problème.

[4] Titre d’un essai de Bertrand Russell.

Commentaires

  1. Merci Jean pour ce rafraîchissant exposé. Il a le mérite d'être clair et bien présenté. Toutefois j'apporterais un petit bémol au sujet du "réductionnisme freudien". C'est comme vouloir réduire la sexualité à la génitalité seulement.
    Bravo pour ton beau travail de vulgarisation.

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