Qui es-tu Mister Chance ? Être ou Avoir
Avant l’Internet, il y avait la Télévision. Si Jerzy Kosinski (1931-1991) avait vécu à notre époque, le mystérieux personnage de Mister Chance (ou Chance Gardiner) ne s’intéressait pas tant à la TV mais assurément au Web. En tout cas, bon nombre d’entre nous aujourd’hui ne sauraient vivre sans internet. Le Net est devenu la référence en matière de mode vie, de culture, voire de civilisation.
Ce fabuleux personnage de
l’écrivain américain d’origine polonaise n’est certes pas sorti tout droit de son
imaginaire. À l’évidence, il appartient à l’archétype – dirait le psychologue
suisse, Carl Gustav Jung – de l’image de Dieu. Imago dei. En somme, il
s’agit d’un chef d’œuvre à l’image de l’Artiste divin : Adamah (de
l’hébreu, terre labourée ou terre des hommes). Bref, Mister
Chance ne serait que la personnification du fameux personnage biblique, Adam,
le premier Homme créé par Dieu à sa ressemblance (Genèse 1,26).
Jardinier par excellence, Adam est
placé au centre du Jardin d’Éden. « Dieu planta un jardin en Éden, à l’orient.
» nous dit la Genèse (2,8). Évidemment, aucun lieu géographique terrestre ne
correspond à la localité en question. En tout cas, ce jardin fertile et lieu de
délices est à l’inverse du désert. C’est un verger, un parc, un paradeisos
comme le dit la Septante grecque ; d’où notre mot français, paradis.
Mister Chance représenterait donc Adam,
mais Adam avant la fameuse chute originelle. Chance est donc parfaitement
innocent, voire naïf. Kosinski raconte que Chance (« hasard » en anglais) fut
élevé par « le Vieil Homme ». Est-ce là un clin d’œil au Dieu créateur entre
autres d’Adam dans la Genèse, Yahvé ? Peut-être. Peut-être pas non plus,
puisque le Viel Homme meurt, de sorte que Chance doit quitter son « jardin
d’Éden ». En outre, nous savons que Chance est né d’une mère qui mourut au
moment de l’accouchement du bébé.
Chance Gardiner ressemble au héros
médiéval, Perceval[1],
qui tout comme lui innocent et naïf. La
mère de Perceval ne souhaita en aucune manière que son fils périsse comme son
époux et ses frères au combat chevaleresque. Aussi, la bonne mère éloigna son
enfant de la société des hommes marquée par la culture chevaleresque ainsi que la
culture courtoise. Ils se retirèrent donc dans le monde naturel et sauvage de
la forêt. L’enfant est d’une ignorance crasse puisqu’il ne connaît ni son nom
ni les structures élémentaires de la société féodale, que ce soit la chevalerie
ou l’Église. Tout comme Chance qui ne connaît rien de la société américaine, de
son système économique et politique.
La Vieil Homme, qui prit en charge
Chance, à la demande expresse de sa mère, n’aucun souci d’éduquer l’enfant. De
même la mère de Perceval qui, en se retirant en forêt sauvage pour élever son
fils, l’exclut de l’éducation courante à laquelle a droit tout jeune homme à
l’époque médiévale. À la différence de Chance, Perceval quitte de lui-même sa
mère et cherche l’aventure. Il découvre maladroitement la grandeur et la beauté
de la Chevalerie. Entendant parler de l’existence du Roi Arthur et de sa cour,
il part sur le champ. Une fois arrivée, le niais pénètre à cheval dans le
château d’Arthur et, en repartant, il décoiffe le roi.
Il y a du Perceval chez Chance qui,
gauchement, devient le célèbre conseiller du Président en matière économique
par ses remarques agricoles de simple jardinier. En fait, tous deux, Perceval
et Chance sont des innocents, c’est-à-dire de simples enfants. Ils répondent à l’archétype
de l’Enfant. On connaît la parole évangélique du Christ dans Matthieu au sujet
des enfants : « Si vous ne devenez pas comme les petits enfants, vous
n’entrerez pas dans le royaume des cieux. » (3-5).
L’homme adulte se croit supérieur à
l’enfant. C’est l’Homme moderne, apparu au siècle des Lumières, le siècle de la
Raison, règne en roi et maître. C’est l’homme de la Raison ;
l’homme raisonnable, rationnel.
On songe évidemment ici au conte
d’Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince. Un homme adulte, aviateur
de profession, s’échoue dans le désert. Tentant de réparer son engin, il
aperçoit un petit bonhomme blond qui lui demande… de lui dessiner un
mouton ! « Quel enfantillage ! », tonnent en cœur tous les adultes du
monde moderne. La naïveté du petit blondinet crève les yeux. Mais de cette
naïveté, de sa simplicité désarmante, s’ouvre alors un trésor de sagesse :
l’Essentiel est invisible aux yeux. Si avec l’adulte nous sommes bien
dans le monde de la Raison, avec l’enfant nous entrons dans le monde supérieur
de la Sagesse. De la Raison froide et calculatrice nous passons à la
Sagesse du cœur.
Chauncey Gardiner n’est en aucune
manière un théoricien de l’économie, tel un Adam Smith ou un John Kenneth
Galbraith. Pourtant sa simplicité naïve pulvérise tous les traités de science économique.
Dans les propos de Chance, l’économie n’est plus une science abstraite éloignée
de la nature. Chance réenchante la nature. On croirait presqu’entendre Aristote
qui fait de la Nature (physis) une réalité ayant des finalités, des
buts, des directions, bref, un sens. Au contraire, la nature pour l’homme
moderne n’est plus qu’une masse de lois objectives, les fameuses « Lois de la
Nature ». Ce qui fit dire par exemple au Marquis de Laplace, répondant à une
question de Napoléon sur la place de Dieu dans son système de la nature :
« Sire, je ne fais pas d’hypothèse ! » Dieu serait donc en dehors du
monde, de la nature, en particulier, laquelle se suffirait parfaitement à
elle-même. En fait, Dieu ne serait qu’une pure lubie, dans un univers où règne
le plus pur déterminisme causal. Là-dessus, on imaginerait volontiers le petit
prince demander au même Marquis : « Dessine-moi une rose ! »
Quelle question saugrenue, lancerait le Marquis tout décontenancé. En effet,
que vient faire une rose dans l’ensemble de l’univers physique hypercomplexe soumis
à des lois inéluctables ? Le petit prince pourrait répliquer : la
rose en est le sommet, la Beauté du Tout. On imagine le bon Marquis
baissant les bras et ramassant ses feuilles barbouillées d’équations. Car ce
sont là, en effet, des considérations qui vont au-delà de la simple nature, de
la physique plus précisément, c’est-à-dire à proprement parler de la métaphysique,
cette antique discipline tenue jadis comme la science par excellence.
Carl Gustav Jung tient l’archétype
de l’Enfant comme étant celui de la Totalité, ce qu’il a baptisé par ailleurs :
le Soi (das Selbst).[2] En résumé, le Soi, c’est
l’Être profond d’une personne. Le Soi se trouve au cœur de l’inconscient, et la
tâche centrale du moi conscient consiste à intégrer le Soi. Le moi ne serait
qu’un balbutiement de la véritable personne, de son être profond. Deviens,
écrivait Nietzsche, ce que tu ES. C’est-à-dire : Sois !
On peut très certainement penser
que le petit prince constitue une représentation esthétique littéraire de
l’Être profond d’Antoine de Saint-Exupéry.[3] Le petit prince, en fait,
représente la victoire sur la complexité et l’anxiété qui marquent la culture
moderne visant toujours le plus complexe, évitant systématiquement la
simplicité.
Il en va de même pour Mister
Chance. La simplicité qu’il dégage étonne et détonne son entourage. Et pas n’importe
lequel endroit sur notre terre: celui de la première puissance mondiale ;
celle qui fit marcher l’homme marcha sur la lune. Quelle superbe victoire de la
technologie astronautique ! Tous nous avons assisté à cette remarquable
réussite technologique … à la télévision. Rivés à nos écrans, nous avons vu les
Armstrong, Collins et Adrin fouler le sol lunaire le 21 juillet 1969. Les
États-Unis prenaient ainsi, en pleine guerre froide, le pas sur le géant russe
en matière d’astronautique. Évidemment, comment ne pas se rappeler du mot
célèbre de Neil Armstrong mettant le pied sur la lune quittant la fusée Apollo
11 : « C’est un petit pas pour l’homme, mais un bond de géant pour
l’humanité. »
Le mot du Président lors de son
allocution publique résumant le propos de Chance tenu à la télévision, capta
l’attention nationale, voire internationale. Le Président déclara : « Tant
que les graines de l’industrie resteraient profondément enfouies dans la vie du
pays, l’économie était certaine de refleurir. »
Dans les deux cas, Armstrong et le
Président usent d’une métaphore, celle-ci étant une sorte de comparaison
consistant à transposer un mot, de son sens propre à un autre sens qui ne lui
convient que par analogie. Songeons à l’une des plus célèbres métaphores,
celle d’Homère : l’Aurore aux doigts de rose. Des rayons roses émanent
à l’aurore dans le ciel. Ces rayons roses sont comparés à des doigts. Une analogie
est établie entre les rayons rosés et les doigts de la main. Dans le cas de
Chance, l’économie est comparée à l’agriculture. Armstrong compare le
progrès de toute l’humanité à un petit pas d’homme.
La métaphore permet d’évoquer
concrètement quelque chose de fort abstrait. La métaphore appartient au langage
symbolique. Le drapeau américain évoque des symboles. Il compte 50 étoiles
représentant les 50 États et ce, logés dans un carré fermé sur fond bleu. Peu
de précisions sont données des symboles apparaissant sur le drapeau américain.
Toutefois, George Washington déclara en 1777 :
Nous prenons les étoiles du ciel (fond bleu), le rouge de notre
pays d’origine (Angleterre), avec des bandes blanches en guise de
séparation montrant ainsi que nous sommes séparés d’elle, et les bandes
blanches passeront à la postérité comme symbole de liberté.
Le symbole roule sur la métaphore.
La théorie de l’évolution de Darwin elle aussi use de la métaphore. En effet,
on la désigne par la fameuse lutte pour la survie des espèces dans la
nature. On ne peut ici parler de lutte que dans un sens métaphorique.
Pour traduire le sens complexe de l’évolution des espèces, on n’a pas trouvé
mieux que faire l’analogie entre les animaux et leur lutte touchant entre les
autorités du groupe et le territoire. D’ailleurs, le terme ‘évolution’ est
métaphorique puisqu’à proprement parler, il n’y a pas d’évolution dans
la théorie darwinienne, mais tout au plus changements, transformations, etc. Chose
plutôt cocasse puisque la science moderne cherche à éviter à tout prix la
métaphore.
Au fond, Chance est un redoutable naïf
qui brille par ses métaphores (agricoles et télévisuelles). Il sidère les gens
par sa simplicité. Pour mieux dire : par son Être. Par la
simplicité de sa personne. Avec Jung, il s’agit du Soi. Comme on l’a vu,
il s’agit de l’archétype de la Totalité dans l’inconscient, la tâche du moi
conscient consistant à intégrer consciemment le Soi, ce qui exige toute une
vie, voire une éternité. Le Soi devient ainsi une sorte d’imago deil, Image de
Dieu.
Ce qui nous ramène au titre du
roman de Kosinski : Bein there. Le titre français reprend le titre
cinématographique mettant en scène l’inimitable Peter Sellers sous la direction
de Hal Ashby : Bienvenue Mister Chance, avec comme
sous-titre : La présence. Quelle présence ? De quoi
s’agit-il au juste ? D’être tout simplement. D’être là, ici et maintenant.
En fait, tout le monde est ailleurs dans les médias, dans les réceptions, les
réunions, etc. Bref, tous et toutes sont en dehors d’eux-mêmes. Désigons cet ailleurs
ou cet au dehors, le mode de l’Avoir. Deux modes d’existence s’opposent :
celui de l’Être et celui de l’Avoir. Chance vit sous le mode de
l’Être. Tous les autres carburent au mode de l’Avoir.
Voilà peut-être qui éclaire le
récit biblique de la création de l’Homme par Yahvé-Dieu : celui-ci créa,
est-il dit, Adam son image et à sa ressemblance (1,6). Qui est donc Dieu ?
L’Être par excellence. Il n’a rien, ne possédant rien.[4] Par le fait d’être, il est
pur don. Voilà pourquoi tous tombent en pamoison devant Mister Chance. Et, tout
comme Dieu, Chance ne laisse aucune trace dans les archives. Sauf, dans le cœur,
le centre de l’Être.
[1] Voir
Chrétien de Troyes, Perceval ou le Conte du graal (1183).
[2] Voir
Carl Gustav Jung et Karoly Kerényi, Introduction à l’essence de la
mythologie, Paris, PBP, 2016, p. 138-140.
[3] Voir mon
essai, Désert de l’homme. Qui es-tu petit prince ? À paraître chez
Persée.
[4] Gustave
Thibon écrit : « Pauvreté de Dieu. - Dieu est le plus riche et le
plus pauvre des êtres. Il est tout, mais il n’a rien. Il ne peut
donner que lui-même. Et cela explique son insuccès. L’homme a soif de dons plus
extérieurs et moins précieux. » (L’échelle de Jacob, Montréal, Boréal
Express, 1984, p. 16-17.

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