Traverser la dépression avec Anselm Grün
Dans Traverser la dépression.
Impulsions spirituelles[1] d’Anselm Grün, il s’agit d’une
approche spirituelle de ce que nous appelons aujourd’hui la maladie mentale de
la dépression. C’est une approche peu commune car Grün ne tient pas la
dépression comme une maladie, mais davantage comme une invitation à un
renouvellement spirituel profond.
La dépression, je connais bien.
J’ai vécu plusieurs épisodes de dépression jusqu’ici. Pour moi, la dépression
aura à chaque fois ébranlé mon être avant de m'y réajuster plus adéquatement.
Qui est mon être ? Ce n’est pas mon moi conscient, mon ego. Certes, mon
ego a souffert. L'ego a dû reconnaître sa grande faiblesse, sa vulnérabilité.
Il n'est pas tout-puissant. Sur le chemin le conduisant à Damas, saint Paul a
vécu quelque chose de similaire. Comme lui, ma faiblesse m’a appris qu’alors je
suis fort. L’expérience de ma faiblesse m’a appris une vérité fondamentale
quant à qui je suis : je suis lorsque je que je cesse d’être
tout-puissant. Je fais alors l’expérience de Dieu, du Dieu tout-puissant
d’amour. Saint Paul, encore une fois, nous le dit : c’est dans notre
faiblesse que la toute-puissance d’amour de Dieu se révèle. (voir 2 Corinthiens
12, 9)
Saint Augustin évoque pour sa part
son expérience de Dieu dans ce célèbre passage des Confessions :
Tard je vous ai connu Beauté si
ancienne et pourtant si nouvelle, tard je vous aimée. C’est que vous étiez
au-dedans de moi, et, moi, j’étais en dehors de moi ! (Livre X, XXVII)
Lorsqu’Augustin écrit ces lignes,
il se trouve être « en Dieu ». Évidemment, il s’agit ici d’une métaphore car
Dieu n’est pas dans l’espace et, donc, ni à proprement parler « en » Augustin.
L’expression être en Dieu signifie simplement participer à
l’être de Dieu qui est l’être en plénitude. Par conséquent, je suis dans la
mesure où je participe à l’Être par excellence qu’est Dieu. Dieu Est en
plénitude. Rappelons-nous à cet égard le nom que Yavhé-Dieu donna à
Moïse : « Je suis celui qui suis. » (Exode 3, 14), c’est-à-dire : «
JE SUIS avec toi, avec Israël. »
Faire l’expérience de Dieu, c’est
donc faire l’expérience de la plénitude de l’Être. Celui ou celle qui en fait
devient invulnérable, inébranlable, sauvé du non-être, protégé du néant, du
vide et du mal.
Justement, la personne dépressive a
l’impression de ne plus être ou, en tout cas, elle souffre de mal être. Elle
devient vulnérable, fragile. Elle a l’impression d’être vide, de participer non
plus à l’être mais au néant. Bref, le dépressif se voit comme un mort-vivant.
Il n’est pas besoin de croire en
Dieu pour être dépressif, car le croyant tout comme le non-croyant font
l’expérience de la vulnérabilité, du non-être, du vide et du néant, ce que la
science médicale moderne désigne par le mot « dépression ».
Pour le croyant, il s’agit plus
précisément de ce que depuis saint Jean de la Croix on appelle la « nuit
obscure » ou « nuit de la foi ». Dieu paraît absent, loin du croyant,
apparemment insensible à sa souffrance. Il ne s’agit toutefois que d’une
impression, d’une apparence, plutôt que d’une réalité en bonne et due forme.
Même chose avec le non-croyant dépressif. Lui aussi a l’impression de ne plus
être lui-même, il ne se reconnaît plus, il se sent étranger à lui-même.
Le mal-être est donc commun autant
aux croyants qu’aux non-croyants. Toute la question est donc celle d’être, plus
précisément de retrouver la voie menant au bien-être, c'est-à-dire à l’être.
C’est la quête spirituelle de fond : être ou ne pas être.
Pour le non-croyant qui éprouve des
difficultés à admettre Dieu et la religion, on peut lui suggérer de remplacer
Dieu par ce que le psychologue suisse Carl Gustav Jung désignait par le
Soi. Jung usait également de l’expression latine imago dei,
image de Dieu. En bon psychologue empiriste, restant collé aux cas cliniques,
Jung ne s’est jamais autorisé à déclarer que l’archétype du Soi inconscient
était Dieu. Toutefois, il a montré que le Christ répondait parfaitement à
l’archétype en question.[2] En effet, le Soi dans
l’inconscient de la psyché de chacun réconcilie, rassemble, réunie, les
oppositions, les divisions, les dissociations. Le problème, c’est que le Soi
est inconscient de sorte que le moi conscient n’en a le plus souvent pas conscience.
Il faut toute une vie et encore, pour réaliser cette tâche. En fait, Jung
insiste pour dire que le Soi n’est jamais parfaitement achevable. La tâche
fondamentale pour être pleinement – pour devenir Soi - consiste à réunir
l’inconscient et le conscient. Le Christ, toujours selon Jung, est le seul qui
soit le modèle à imiter en cette matière : il a réconcilié l’homme avec
son Père. En somme, le Christ fut conscient de son Soi, le Père céleste,
faisant sa volonté.
Que l’on soit ou non croyant, la
dépression réside dans une sorte de mauvaise connexion ou de mauvais ajustement
avec l’être profond que nous nous sommes. Sortir de la dépression – la
traverser, pour employer le mot de Grün -, c’est renouer contact avec notre
être intime – Dieu ou le Soi. Aussi, la dépression serait moins une pathologie
qu’un appel à nous rebrancher à notre être. Comme le souligne Grün, il ne faut
pas ni rejeter ni la dénigrer. Car « [la dépression] me met en contact », écrit
le psychothérapeute chrétien, « avec l’image originelle et intacte que Dieu a
conçue de moi. » (p. 23) Chose certaine, écrit encore Grün,
La dépression ne nous frappe pas en
vain : elle entend nous signifier quelque chose, nous envoyer un message,
nous inviter à remettre en question nos critères et à porter un nouveau regard
sur le mystère de notre vie. (p. 15)
Le mystère de notre vie, c’est
celui d’être. Pourquoi existons-nous ? Pourquoi ne sommes-nous pas
plutôt rien ? Pour le croyant, Dieu est amour et veut partager cet amour
avec ses créatures, ses Enfants bien-aimés, afin de partager sa plénitude d'être. Il
veut s’unir à eux. Toutefois, nous lui fermons très souvent la porte, de sorte
que nous nous éloignons de Lui. Notre moi en souffre. Nous plongeons alors, du
moins pour le croyant, dans la fameuse « nuit obscure » que j’évoquais tantôt
où le croyant à l’impression d’être abandonné par Dieu. Même chose pour
l’incroyant dépressif. Son être intime est perturbé, ébranlé, troublé,
brouillé, etc. Pourquoi ? D’après Jung, le Soi qui veut devenir conscient,
se réaliser, (s’‘incarner’ pour reprendre la figure du Christ des évangiles)
interpelle pour ainsi dire le moi conscient afin que celui-ci s’ouvre à un mode
d’être plus grand, supérieur, plus épanouissant. En fait, le moi conscient se
satisfait de tout et de rien en vue d’assurer son bien-être et sa survie. Par
opposition, le Soi appelle à une vie en plénitude, à un mode d’être supérieur.
Dans l’un des chapitres de Traverser
la dépression, ayant pour titre « Fuir le deuil », Anselm Grün examine le
récit des disciples d’Emmaüs (Luc 24, 11-35). Les deux disciples abattus –
dépressifs - par la mort récente sur la croix de leur ami et maître Jésus à
Jérusalem, font la rencontre sur la route de retour d’un étonnant personnage qui
s’enquiert de leur détresse, et fait route avec eux. C’est Jésus lui-même, le
Christ ressuscité. Les deux disciples ne le reconnurent pas. Arrivés chez eux,
ils invitent leur compagnon à entrer pour y partager un repas. Or,
c’est à la fraction du pain qu’ils reconnurent Jésus le Ressuscité et, au même
instant, celui-ci disparu.
La fraction du pain dévoila donc
aux yeux des disciples d’Emmaüs que leur compagnon de route était bel et bien
Jésus, pourtant mort sur la croix il y a à peine trois jours. Le signe de la
fraction du pain joue ici le levier interpellant l’être profond
des deux disciples, leur Soi. Reconnaissant Jésus, les deux hommes sortirent
immédiatement de leur déprime. Quittant la dépression, ils purent ainsi
retrouver leur être propre, leur joie enthousiaste. Ils retournèrent donc prestement
à Jérusalem afin de raconter aux autres disciples consternés le récit numineux
de leur rencontre avec le Christ ressuscité.
Quel est donc le sens de la
fraction du pain qui permit aux disciples d’Emmaüs de reconnaître en Jésus le
Ressuscité et, de ce fait, leur être ? Cette partie du Notre Père en donne, je crois, la clé : Donne-nous
aujourd’hui notre pain quotidien. Le pain eucharistique nourrit en effet
l’être de chacun de nous qui en mange. Il nous dit en somme : Sois !
Le mal-être de la dépression se résorbe par les retrouvailles du dépressif avec son être intime. « Dieu en nous », selon le mot d'Augustin. Le Soi d’après Jung. D’après Grün, c’est toujours ainsi que procède Jésus : il ajuste notre petit moi déprimé, abattu, à l'être.

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