Les raisons de l’amour selon Harry G. Frankfurt
L’amour, quel sujet
fascinant ! L’amour, en effet, intéresse tout le monde. Le philosophe en
particulier. car le philosophe aime la sagesse; du moins, il est en quête de la
sagesse. C’est la définition même de la philosophie. Sa quête est motivée par
l’amour. La raison de son amour de la philosophie, c’est l’amour lui-même ! Pourquoi en effet aimer la philosophie sinon pour servir les intérêts de ce
que le philosophe aime à savoir la sagesse ? Les gens aiment l’amour en raison de l’amour
lui-même. Voilà entre autres choses que l’on apprend de la brillante petite
étude du philosophe américain Harry G. Frankfurt (1929-2023), Les raisons de
l’amour.[1]
On peut aimer toute sorte de choses
ou de personnes, mais tous autant que nous sommes nous aimons aimer, nous
aimons l’amour. Qu’est-ce donc que l’amour ? Ici, il va de soi, les
réponses sont multiples et divergent. Quelqu’un proposera par exemple la
définition suivante de l’amour : mouvement du cœur qui nous porte vers un
être, un objet, une personne ou une valeur universelle. Que veut-on dire au
juste par ‘mouvement du cœur’ ? Il ne s’agit évidemment pas d’un simple
mouvement cardiaque puisque, à l’évidence, il est question de ce ‘qui nous
tient à cœur’ au sens d’une émotion intense, impétueuse, bref d’une passion. Traditionnellement,
l’amour est défini comme étant une passion. Or, toujours
traditionnellement, une passion c’est non pas quelque chose qu’exerce une
personne, une action en somme, mais plutôt quelque chose qu’elle subit. Le mot
français passion dérive du grec pathos signifiant ce qu’on subit.
Le latin pati, subir, traduit le mot grec, ce qui donna en français le
mot pâtir. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il faut comprendre l’expression
de la « Passion du Christ » - qui n’était pas une partie de plaisirs d’un
intérêt dévorant…, telle la passion du jeu (des cartes, par exemple). L’amour,
donc, est une passion au sens traditionnelle du terme, c’est-à-dire un état
consistant à subir un sentiment très vif de manque, de vide pour quelque chose,
quelqu’un. Ainsi, l’amour s’oppose au sentiment de plénitude.
À la lecture de l’essai de
Frankfurt, force est de reconnaître que l’auteur tient l’amour non pas tant comme
une passion mais une action ; non un pâtir mais un agir.
Nous lisons par exemple :
Aimer quelqu’un ou quelque chose signifie
ou consiste dans le fait, entre autres choses, de prendre ses intérêts
comme des raisons d’agir pour servir ces intérêts.[2]
Aimer c’est se soucier
des intérêts de quelqu’un ou de quelque chose. Le souci, marqué par l’intérêt
que l’on porte aux intérêts de quelqu’un ou de quelque chose, constitue une
forme d’action dirigeant notre volonté en direction de ceux de la personne ou
de l’objet aimé. À l’évidence, il semble bien être question de la dimension active
de l’amour.
Frankfurt pourrait toutefois
répliquer que l’amour comme souci des intérêts portés à l’autre est passif
au sens où ce souci est pour ainsi dire subi. Je ne décide pas d’aimer
ou non mes enfants, pour reprendre l’exemple de Frankfurt qui lui sert de modèle. Plutôt, c’est à
cause de mon amour que j’aime mes enfants. On constate donc ici que l’amour
(de mes enfants) a un sens passif. Clairement, il s’agit de la dimension
passive de l’amour, au sens où je ne décide pas (véritablement) d’aimer mes enfants.
Même chose en ce qui
concerne la valeur universelle de l’amour, à savoir l’amour de la vie. Je ne
décide pas au départ d’aimer ou non la vie. Cet amour s’impose à moi, comme il s’impose à tous. Frankfurt écrit : « …c’est l’amour qui
justifie la valeur pour nous de la vie elle-même. Nos vies ont normalement pour
nous une valeur qui s’impose à nous de manière impérative. » (p.
51 ; je souligne). Encore une fois ici, l’amour de la vie n’est pas de
l’ordre de l’agir, mais du pâtir.
Cela étant, je puis
décider de me soucier, du moins suivant un certain degré, des intérêts pour la
vie. Ici, je prends activement en compte les intérêts de la vie. Nous sommes
alors dans l’ordre volitif. Frankfurt écrit :
Aimer quelque chose se rapporte… à
une configuration de la volonté qui consiste dans une préoccupation
pratique de ce qui est bon pour l’objet aimé. Cette configuration de la volonté
formes les dispositions et la conduite de celui qui aime quant à ce qu’il aime,
en le guidant dans la conception et le classement des buts concernés et des
priorités. (p. 54 ; je souligne)
Un peu plus loin, nous
lisons :
Ce à quoi les gens ne peuvent pas
s’empêcher d’attacher de l’intérêt [d’aimer]… est une nécessité volitive, qui
consiste essentiellement en une limitation de la volonté. (p. 57)
L’amour donc limite la
volonté qui, sans lui, serait simplement tous azimuts. Nous lisons
encore :
La nécessité volitive qui nous
contraint en ce que nous aimons peut être aussi rigoureusement rigide envers
nos inclinations personnelles ou notre choix que les nécessités les plus
austères de la raison. Ce que nous aimons ne dépend pas de nous. (p. 61)
Aimer être en vie,
survivre, et par conséquent, aimer la vie s’imposent à ma volonté. C’est la
dimension passive de l’amour. Certes, tristement, des gens s’enlèvent la vie,
se suicident, choisissant de ne pas subir la vie. Nonobstant ces cas tragiques,
Frankfurt renvoie l’amour de la vie à un fait de nature biologique faisant
appel à la fameuse théorie de l’évolution de Darwin par la sélection naturelle.
Nous reconnaissons qu’une ligne de
conduite quelconque pourrait contribuer à notre survie comme une raison de la
poursuivre seulement parce que sans doute nous sommes constitués pour aimer
être en vie de façon innée, grâce encore à la sélection naturelle. (p. 52)
Je ne souhaite pas
entrer dans le vaste et complexe débat entourant la théorie de l’évolution par
sélection naturelle. Mentionnons seulement que la théorie en question tient
pour assurer que l’esprit humain, de premiers hominidés jusqu’à nous, ne vise
pas la vérité mais la survie.[3] Cette assertion est lourde
de conséquence car ce que dit la théorie de l’évolution par sélection naturelle
n’est donc pas… vrai, mais tout au plus vraisemblable. Certes, l’amour
inconditionnel dont témoigne les parents envers leurs enfants paraît être une
réalité incontestable en ce que cet amour, ce type d’attitude, a favorisé la
survie de l’espèce humaine. Le chrétien, pour qui Dieu est créateur et
tout-puissant d’amour, ne voit dans la théorie darwinienne qu’une confirmation
de sa croyance en un Dieu d’amour tout-puissant. Par ailleurs, puisque la
théorie darwinienne vise la survie de l’espèce, cette théorie est dans son fond
égoïste car elle tient que chacun lutte pour sa propre survie et non pour celle
de l’espèce. En tout cas, le souci des intérêts d’autrui paraît être exclu. Peut-on
dès lors parler d’‘amour’ au sens où l’entend Frankfurt suivant lequel aimer
consiste à veiller aux intérêts du bien-aimé ou de la chose chérie comme à ses
propres intérêts ? Par ailleurs, imaginons nos premiers parents. Ont-ils aimé
d’un amour inconditionnel leur progéniture ? Difficile à dire. L’amour
inconditionnel n’était pas encore sélectionné. S’il fut effectif dès le départ,
c’est que l’amour inconditionnel est a priori. En fait, aimer la vie,
désirer coûte que coûte survivre, semble être a priori dans l’histoire
de l’humanité. D’ailleurs, la sélection naturelle présuppose a priori aimer
la vie et désirer survivre, sinon la fameuse ‘lutte pour la survie’ n’aurait
aucun sens.
Quoi qu’il en soit,
d’une manière ou de l’autre, Frankfurt répète que l’amour est inné. Mais d’où
peut bien provenir l’amour de la vie ? L’auteur répond : « … le nœud
de la question n’est ni affectif ni cognitif. Il est du domaine de la volonté.
» (p. 54) L’amour de la vie ne découle donc pas d’un sentiment, ni de
l’intellect, mais de la volonté. Comment au juste ? Avouons franchement
que cela demeure plutôt obscur.
(Il s'agit du premier chapitre d'un essai intitulé Aimer l'amour. À suivre.)
[1] Édition
française datant de 2006 chez Circé de l’édition originale anglaise de 2004, The
Reasons of Love, chez Princeton University Press.
[2]
Les raisons de l’amour p. 48.
[3]
Jocelyn Giroux et Yves Saint-Arnaud écrivent dans L’hypothèse Dieu
(Liber, 2015, p. 74) : « L’esprit humain n’a pas évolué pour comprendre
l’univers et accéder à des vérités soi-disant éternelles, mais pour survivre. »

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