Sacré amour

 



Qu’est-ce donc qui motive (voire oblige) la volonté à aimer la vie ? Pour ma part, je ne vois d’autre réponse que dans le sentiment. Sur ce point fondamental, je fais appel à Jean-Jacques Rousseau qui, dans l’Émile, déclare :

Exister pour nous, c’est sentir ; notre sensibilité est incontestablement antérieure à notre intelligence, et nous avons eu des sentiments avant des idées. Quelle que soit la cause de notre être, elle a pourvu à notre conservation en nous donnant des sentiments convenables à notre nature, et l’on ne seroit nier qu’au moins ceux-là sont innés. Ces sentimens, quant à l’individu, sont l’amour de soi, la crainte de la douleur, l’horreur de la mort, le désir du bien-être… Connoitre le bien, ce n’est pas l’aimer, l’homme n’en a pas la connoissance innée ; mais sitôt que sa raison le lui fait connoitre, sa conscience le porte à l’aimer : c’est ce sentiment qui est inné.[1]

Le sentiment d’aimer serait donc inné. Il se trouve pour ainsi dire en puissance chez tout être humain. Lorsqu’on en prend conscience, on aime dès lors l’amour. Cette prise de conscience nous plonge dans l’amour de l’amour. C’est la source de tout ce qui est sacré et, de la sorte, de toute religion. De la religion chrétienne en particulier car l’amour (agapè en grec) y est central. L’évangéliste Jean écrit dans sa première lettre que « Dieu est amour » (« ô theos agapè estin. ») (4,8).

Le sentiment de l’amour se révèle par une sorte de coup de foudre. Il s’agit d’une attirance soudaine vers quelqu’un ou quelque chose contre lequel on peut difficilement lutter. Nous sommes alors plongés dans un mode passif où nous subissons, malgré notre volonté, les ravissements de la joie d’aimer. Rien n’a plus de valeur que l’émoi amoureux. C’est pourquoi le sentiment amoureux est tenu comme sacré.

La notion de sacré renvoie à la fameuse analyse qu’en a donné le spécialiste allemand des religions, Rudolf Otto (1860-1937), dans son essai désormais célèbre Le Sacré (Das Heilige, 1929).

Pour qualifier l’expérience phénoménologique du sacré, c’est-à-dire le sentiment spécifique ressentit dans l’expérience du sacré, Rudolf Otto a proposé le terme de numineux. Évidemment, le numineux, comme perception du sacré, se retrouve distinctement dans le domaine de la religion. En latin numen désigne tout ce qui se rattache au divin : règne divin, puissance divine et majesté divine.

Le numineux, toutefois, se retrouve également en dehors de la sphère religieuse, dans la sphère profane de la vie de tous les jours. Prenons la célèbre chanson des Beatles, All you need is love, composée par John Lennon. Les paroles sont relativement simples :

There’s nothing you can do that can be done.

(Il n’y a rien que tu puisses faire qui ne puisse être fait.)

Nothing you can do but you can learn how to be you in time. It’s easy. All you need is love. Love is all you need.

(Rien que tu puisses faire mais tu peux apprendre à être toi à temps. C’est facile. Tout ce dont tu as besoin, c’est d’amour. L’amour est tout ce dont tu as besoin.)

 

En somme, il n’y a rien que l’on puisse vouloir faire qui ne puisse être fait : il faut seulement aimer. C’est facile… L’amour est la clé qui ouvre toutes les portes. Hors de l’amour, l’impossible règne. Avec l’amour, chante les Beatles, l’impossible devient possible. C’est le mot de l’ange Gabriel à Marie : rien n’est impossible à Dieu. (Luc 1,37)

Comment ne pas reconnaître ici le numineux ? Le sentiment que tout devient possible ; où toutes les limites éclatent ; que la mort, surtout, est vaincue. Avec l’amour, nous demandons avec l’apôtre Paul : Mort, où est ta victoire ? (1 Corinthiens, 15, 55)

En somme, l’amour nous ouvre les portes du sacré, du numineux par excellence.

Moïse fit la rencontre de Dieu sur sa montagne, l’Horeb. (Voir Exode 3, 1-12) Dieu lui apparut dans un buisson en feu qui ne se consumait pas. Fort perplexe, Moïse fit le tour du buisson cherchant à comprendre cette chose extraordinaire, inouïe. Du milieu du buisson, il entendit une voix qui l’appela. Moïse se voila alors le visage car il craignit de porter son regard sur Dieu. . C’était le Dieu de ses pères, YHWH ou Yahvé.

Dans cet épisode dit du buisson ardent, nous sommes en plein dans la rencontre avec le sacré, le numineux proprement dit, à savoir, comme on dit en latin : le mysterium tremendum, le mystère qui fait frissonner d’effroi. C’est cette terreur numineuse qui envahit Moïse, lui donnant la chair de poule, en approchant du buisson ardent qui ne se consumait pas. Moïse fit l’expérience de ce Dieu qui est Tout-Autre : l’inédit, l’inouï, l’inclassable, l’inconcevable. Moïse se sentit si petit devant le Tout-Autre si grand.

Si Dieu est amour, comme le proclame Jean l’évangéliste, l’expérience numineuse du buisson ardent que fit Moïse est une forme imagée de l’expérience numineuse de l’amour divin. L’amour divin est à l’image de ce feu perpétuel qui brûle sans cesse tout en ne détruisant pas ce par quoi il brûle. On songe ici à Gaston Bachelard qui, dans la Psychanalyse du feu, écrit : « L’amour est la première hypothèse scientifique pour la reproduction objective du feu. »[2] Évidemment, ce que l’épistémologue français a en tête par ces mots étonnants, c’est que le feu, produit originellement par nos lointains ancêtres par frottement de deux bâtons secs, reproduit la sexualité humaine par frottement des sexes. En tout cas, comme dirait de son côté le psychologue suisse Carl Gustav Jung – dont il sera abondamment question dans la suite -, l’inconscient collectif de l’humanité quant à l’amour est marqué par l’archétype du feu.[3]


À suivre


[1] Jean-Jacques Rousseau, Émile, Livre IV, in Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1969, p. 600.

[2] Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 51.

[3] L’alchimiste cherchait le « secret de Dieu » dans la matière au qu’il trouva dans l’œuvre du feu.

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